Jésus et la Samaritaine au puits de Jacob. Angelica Kauffmann, 1796. Nouvelle Pinacothèque, Munich (Wikipedia).

Jésus et la Samarie

Patrice Bergeron Patrice Bergeron | 3e dimanche du Carême (A) – 15 mars 2020

L’eau vive et le culte nouveau : Jean 4, 5-42
Les lectures : Exode 17, 3-7 ; Psaume 94 (95) ; Romains 5, 1-2.5-8
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.

Le Carême de l’année liturgique A est souvent qualifié de « baptismal » ou de « catéchuménal ». La raison en est bien simple : les textes évangéliques – tous tirés de l’Évangile de Jean – proclamés aux messes dominicales des 3e, 4e et 5e dimanches du Carême de cette année sont « les Évangiles traditionnels de l’initiation chrétienne : Samaritaine, aveugle de naissance, Lazare ressuscité » [1] . Depuis les débuts de l’Église, ces récits johanniques, denses et évocateurs des mystères de la vie chrétienne, éclairent et accompagnent les pas de ceux qui se préparent à être plongés dans le Christ lors de la Veillée pascale et dont le Carême constitue la préparation ultime [2].

Résister à la tentation

Il est vrai que ces Évangiles sont particulièrement longs pour la proclamation publique lors de l’eucharistie dominicale, et pourtant, j’oserais interpeler célébrants et comités liturgiques à résister à la tentation d’opter pour les « lectures brèves » proposées pourtant par le Lectionnaire dominical. C’est que ces textes johanniques sont tellement habilement ficelés – chaque partie s’appuyant sur ce qui précède – que les omissions opérées dans les versions brèves affectent l’intelligence du texte.

Jésus et la Samarie

Mais venons-en à l’Évangile de ce dimanche. Cette rencontre entre Jésus, cette femme samaritaine et les concitoyens de celle-ci est unique à l’évangéliste Jean, inconnue des Synoptiques. Matthieu et Marc ne font aucune mention d’un quelconque passage de Jésus en Samarie ; au contraire, lors de l’envoi en mission des Douze, Jésus enjoint même ses disciples à ne pas entrer dans une ville de Samaritains (en Mt 10,5). Si Luc, quant à lui, rapporte deux passages de Jésus en Samarie – un négatif où on lui fait mauvais accueil (en Lc 9,51-56) et un, plus positif, nous présentant le lépreux guéri reconnaissant (en Lc 17,11-16) – il ne s’agit en rien de la même histoire.

En fait, la seule vraie mission couronnée de succès auprès des Samaritains rapportée par le Nouveau Testament est relatée au chapitre 8 du livre des Actes des Apôtres (Ac 8,5-25). Ces Samaritains rencontrent bel et bien Jésus, mais Jésus Ressuscité, par l’intermédiaire d’un disciple de son Église, Philippe, particulièrement doué pour l’évangélisation. Fait intéressant à noter : Pierre et surtout Jean – l’auteur supposé du quatrième Évangile – sont témoins de cette mission à succès et la confirmeront par l’imposition des mains (Ac 8,17). Ce chapitre 4 de l’évangile de Jean, presqu’entièrement dédié à la rencontre des Samaritains avec Jésus, serait-il l’écho de cette moisson de laquelle l’auteur de l’évangile aurait été témoin ?

Que cette rencontre avec la Samarie ait eu lieu du temps du Jésus historique ou du temps de son Église annonçant le Ressuscité, importe peu. Il reste qu’on admettra aisément que le caractère très « construit » du récit dans son ensemble, des dialogues à la limite « artificiels » nous empêchera d’y voir un reportage sur le vif d’un témoin oculaire. Il s’agit plutôt, comme cet évangéliste aime le faire, d’une mise en scène orchestrée dans le but de conduire, au fil de la conversation, à une découverte progressive de l’identité de Jésus.

Un décor éloquent…

Un homme, une femme sur le bord du puits est le décor parfait des rencontres amoureuses qui conduisent à un mariage, façon vétérotestamentaire. Plusieurs idylles nuptiales de patriarches de l’Ancien Testament ont en effet débuté de cette façon [3]. Serait-ce que Jésus soit sur le point de devenir le véritable époux de cette femme, par ailleurs constamment insatisfaite dans sa quête ? Oui, mais symboliquement, dans le sens de l’allégorie nuptiale parcourant toute la prédication des prophètes de l’Ancien Testament pour décrire l’alliance amoureuse entre Dieu et son peuple ! Jésus, sur le bord du puits est campé dans le rôle du Dieu-époux, ce qui nous dévoile sa divinité. La samaritaine anonyme, campée dans le rôle de l’épouse, incarne tout un peuple (les Samaritains) à qui le judaïsme de l’époque refusait toute possible alliance avec Dieu.

Cinq maris, un autre et l’Époux définitif…

Depuis la conquête assyrienne du Royaume du Nord, au 8e siècle av. JC, qui fut suivie de l’installation de cinq nations païennes [4] en Samarie, entraînant mélange de populations, mariages mixtes et surtout l’introduction du culte des idoles de ces nations sur la terre sainte, celle-ci était considérée comme hérétique et idolâtre par le judaïsme officiel. Parce que le même mot araméen, « ba’al », peut vouloir dire « mari » ou « idole », on devine que la mention par Jésus des cinq « maris » de cette femme fait référence aux cultes païens apportés jadis par l’invasion de ces cinq nations en Samarie. Tandis que « celui que tu as maintenant n’est pas ton mari » réfère sans doute au culte samaritain, largement inspiré du Pentateuque, qui prévaut à l’époque de Jésus. Ce qui inscrit donc Jésus comme le septième – symbole de perfection – et véritable Époux avec lequel la Samaritaine (le peuple samaritain) est invitée à entrer en Alliance.

Puits-rocher

On ne peut passer sous silence un autre ancrage vétérotestamentaire auquel allude le récit, motif relié à l’Exode (Exode 17,5-6 ; Nombres 20,7-11 ; voir aussi 1 Corinthiens 10,4) : celui du puits-rocher, suivant et désaltérant Israël tout au long de sa marche au désert. Plusieurs commentateurs juifs de l’époque assimilaient ce don du puits et de l’eau qui en sortait au « don de la Torah » dont les Israélites doivent s’abreuver constamment, une eau si bonne que « ceux qui la boivent auront encore soif » (voir Sirac 24,21). La Torah étant, pour les juifs, le « don de Dieu » par excellence. Or, dans la première partie du dialogue avec la Samaritaine, à sept occurrences, on utilise des vocables liés à la racine du mot « don » (don de Dieu ; donne-moi ; l’eau que je donnerai »), ce qui à l’oreille d’un juif de l’époque équivaut à parler de la Loi-don de Dieu. Si Jésus peut faire don à la Samaritaine, à son peuple et à toute personne qui croit en lui, d’une eau qui étanche à jamais car elle fait naître dans le cœur du croyant « une source jaillissant en vie éternelle », c’est que Jésus est ce Dieu pouvant donner la Loi Nouvelle, l’Esprit Saint, qui dépasse en gloire le don de la Torah (voir Jn 7,37-39). Accueillir ce don de la source en soi, voilà ce qui est désormais « adorer Dieu en esprit et en vérité ».

Progression de la révélation

Nous remarquerons enfin la progression de la révélation sur Jésus conduite au fil des versets de ce récit par l’évangéliste, allant de son humanité à sa divinité : il est d’abord un homme fatigué donc bien incarné (v. 6), on apprendra qu’il est plus grand que notre père Jacob (v. 12), qu’il est un prophète (v. 19), qu’il est le Messie, celui qu’on appelle Christ (v. 26), qu’il est Dieu car, pour se révéler comme Messie, Jésus utilise la parole « Je suis » qui est le nom de Dieu dans la Bible [5], puis enfin, à la fin de l’épisode, les Samaritains lui donneront le titre plus universel de Sauveur du monde (v. 42).

Foi baptismale

Au terme de ce Carême baptismal, par la profession de foi la plus solennelle de l’année liturgique lors de la Veillée pascale, et juste avant d’être plongé dans les eaux du baptême, c’est à ce Jésus, avec toutes les dimensions de son identité, que le catéchumène dira son adhésion avec ces paroles : « Je crois ». Et avec lui, nous les « anciens baptisés », serons invités à dire aussi : « Nous croyons ».

Détenteur d’une licence en Écritures Saintes auprès de l’Institut biblique pontifical de Rome, Patrice Bergeron est un prêtre du diocèse de Montréal, curé de paroisses. Il collabore au Feuillet biblique depuis 2006.

[1] Présentation générale du Lectionnaire romain, no 97.
[2] Ces Évangiles sont tellement appropriés à la préparation quadragésimale des futurs baptisés de Pâques, que l’Église recommande même de « les utiliser aussi pour les années B et C, en particulier là où il y a des catéchumènes », in Présentation générale du Lectionnaire romain, no 97.
[3] Dont Isaac (Gn 24), Jacob (Gn 29) et Moïse (Ex 2,15-22).
[4] 2 Rois 17,24.29-31.
[5] En Ex 3,14-15, Dieu révèle son nom à Moïse par une locution hébraïque que l’évangéliste Jean rend par l’expression « Je suis ». L’Évangile de Jean met constamment cette parole « Je suis » sur les lèvres de Jésus. Par ce moyen, il est clair que Jean cherche à nous dire la divinité du Christ.

Source : Le Feuillet biblique, no 2655. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.

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