
Job réprimandé par ses amis. William Blake, 1805.
Crayons et aquarelle. Morgan Library and Museum, New York (Wikipédia).
3. Job dialogue avec ses amis
Hervé Tremblay | 18 mars 2024
Connaître le livre de Job est une série d’articles où Hervé Tremblay nous introduit à un genre littéraire singulier et à une œuvre qui se démarque dans la grande bibliothèque qu’est la Bible.
Dans notre première chronique, nous avons proposé une introduction rapide au livre de Job et invité à lire le livre. Dans notre deuxième chronique, nous avons parlé de l’introduction en prose (Jb 1 – 2) et du premier monologue de Job (Jb 3). Nous allons maintenant commencer à commenter le corps central du livre, à savoir les dialogues entre Job et ses amis en nous concentrant cette fois-ci sur les amis.
Les dialogues (Jb 4–27)
Jusqu’ici tout n’était que préparation.
- Les personnages principaux ont été présentés : essentiellement Job, ses amis et Dieu, qui sera le grand absent des dialogues.
- Puis l’action a commencé : Job a tout perdu et sa vie est menacée par une grave maladie. Ses amis sont venus le consoler.
- Les dialogues sont encadrés par deux chapitres plus ou moins indépendants. Au début, Job qui brise le long silence initial (Jb 2,13) par un cri de douleur poignant et un profond questionnement (Jb 3). À la fin, le chapitre sur la sagesse inaccessible (Jb 28) dont nous reparlerons dans un autre article.
Maintenant, l’action principale peut commencer, c’est-à-dire les nombreux chapitres de dialogue entre Job et ses amis. Comme nous le disions dans l’introduction, ce dialogue se déploie en trois cycles qui ont tous la même structure :
- Un ami prend la parole puis Job répond.
- L’ordre d’intervention des amis est toujours le même : d’abord Éliphaz, puis Bildad puis Çophar.
- Le premier cycle comprend les chapitres 4 à 14 ; le deuxième cycle, les chapitres 15 à 21 ; le troisième cycle, les chapitres 22 à 27 selon la disposition suivante :
| Éliphaz | Bildad | Çophar | Job | |
| 1er cycle (11 chapitres) | Jb 4–5 | 8 | 11 | 6–7; 9–10; 12–14 |
| 2e cycle (7 chapitres) | 15 | 18 | 20 | 16–17; 19; 21 |
| 3e cycle (6 chapitres) | 22 | 25 | ? | 23–24; 26–27 |
| Total : 16 discours en 24 chapitres |
3 (4 chap.) | 3 | 2? | 8 (15 chap.) |
Deux choses sont remarquables :
- Job parle beaucoup plus que ses amis, en fait plus que les trois ensemble. Les discours de Job ont souvent deux chapitres (une fois trois chapitres) alors que les amis n’en ont habituellement qu’un seul (sauf une fois, Éliphaz qui ouvre le dialogue en Jb 4–5).
- On peut penser que le dialogue meurt peu à peu ou que quelque chose se passe mal. En effet, il y a de moins en moins de chapitres dans chaque cycle et le troisième est en désordre (Jb 24–27).
Il semble bien que ce désordre du troisième cycle soit dû à un accident de transmission manuscrite (involontaire) ou à un remaniement des éditeurs (volontaire). Il est difficile de penser que le texte actuel est original. S’il s’agit d’un remaniement éditorial, ce cycle se présenterait désormais ainsi pour signifier que le dialogue est arrivé à une impasse, à un véritable dialogue de sourd et qu’on ne va nulle part. Pour d’autres, les éditeurs du livre auraient essayé d’adoucir la hardiesse de Job en lui prêtant des paroles originellement prononcées par Çophar.
Les traducteurs modernes ont donc deux choix :
- Soit essayer de restaurer la première version régulière avec les trois amis et les réponses de Job (c’est la tentative de la Bible de Jérusalem). Le problème c’est que cette reconstruction est hypothétique et fragile et suppose un accident de copie.
- Soit traduire le texte hébreu tel qu’il se présente (c’est le choix de la TOB). Le problème, c’est que le cycle n’est pas régulier et que certains propos attribués à Job ne semblent pas lui convenir et se trouveraient mieux dans la bouche de l’un des amis (23,13 à 24,24 que la BJ attribue à Çophar).
Ce que disent les amis
Portons maintenant notre attention sur ce que disent les amis. Deux questions se posent d’emblée.
La première, les amis sont-ils différents? Autrement dit, est-ce que le caractère ou la personnalité de chacun ressortent? Si oui, comment? On a suggéré ceci, mais il faut avouer que ce n’est pas évident tant les propos des amis se ressemblent :
- Éliphaz parle avec la modération de l’âge et aussi avec la sévérité que peut donner une longue expérience des humains ;
- Bildad est un sentencieux qui se tient dans une gamme moyenne ;
- Çophar suit les emportements de la jeunesse.
La seconde question, est-ce que les amis répètent toujours la même chose ou y a-t-il une évolution? On a eu tendance les accuser de psittacisme, c’est-à-dire de répéter toujours la même chose, comme des perroquets (psittos en grec). Une lecture attentive montre qu’il semble bien y avoir une subtile évolution dans les discours des amis.
- D’emblée, Éliphaz commence par reconnaître la piété et la vie fondamentalement intègre de Job (4,3-6).
- Dans un premier temps, les amis fournissent inlassablement les réponses traditionnelles. Ils vont rappeler à Job que nul humain ne peut se dire absolument innocent. Sans le ranger parmi les impies, ils invitent donc Job à reconnaître sa simple condition humaine, qui inclut une certaine culpabilité. Tout ce qu’ils disent sur le sort épouvantable des impies n’a donc pas pour fonction de menacer Job [1], mais au contraire de l’inviter à la conversion.
- Mais dans un deuxième temps, l’entêtement de Job, ses cris continus de protestations d’innocence ainsi que ses accusations répétées envers Dieu les font changer d’avis et ils accusent Job d’un profond état d’injustice (dernier discours d’Éliphaz en 22,5-11).
En effet, dans les amis, c’est la tradition qui parle, surtout le fameux principe de rétribution dont il faut dire un mot très rapidement.
Parenthèse : Le principe de rétribution
Le principe de rétribution traverse tout l’Ancien Testament comme une doctrine solide et inattaquable.
- La formulation de ce principe est simple : l’humain reçoit ici-bas selon sa conduite. S’il fait le bien, il est récompensé (longue vie, santé, nombreux enfants, richesse, bonne réputation, etc.), s’il fait le mal, il est puni (le contraire).
- La base du principe est la suivante :
- Dieu est juste.
- Le peuple d’Israël ne croit pas encore en la vie dans l’au-delà où justice pourrait ultimement être rendue [2].
- Le problème, c’était que ce principe de rétribution terrestre n’a jamais correspondu à la réalité. Dans les faits, il arrive souvent que les justes souffrent et que les impies prospèrent dans un bonheur scandaleux.
- Comme il n’y a longtemps pas eu d’alternative, les sages se sont accrochés à ce principe. Ils admettaient tout au plus que la récompense du juste ou le châtiment de l’impie, s’ils tardaient, ne sauraient manquer.
- Il faut aussi se rendre compte de l’image de Dieu véhiculée par le principe de rétribution. Pas un Dieu personnel en relation avec les humains, mais une espèce de machine automatique qui distribue ce qu’on a commandé par ses actes.
C’est ce principe de rétribution terrestre qui est à la base de toute la discussion entre Job et ses amis. Le livre de Job ne traite pas de la souffrance comme telle, mais de la souffrance « imméritée ». De fait, on assiste à un dialogue entre la tradition (les amis) et les questions soulevées par la réalité (Job). Deux « systèmes » s’affrontent ici ; celui des amis est évident, c’est le principe de rétribution. Celui de Job est plus subtil et, du coup, plus insidieux. Nous en reparlerons.
Retour à ce que disent les amis
On a eu tendance à se monter dur envers eux et à les accuser d’incompréhension ou de dureté. Mais il s’agit là d’une lecture un peu superficielle, voire biaisée. Jean Lévêque a bien montré que les amis reflètent bien à la fois « tradition et trahison » [3]. En lien avec le principe de rétribution, leurs arguments se résument en trois phrases, la troisième venant nuancer les deux premières avec une dose de réalisme :
- Dieu punit toujours les méchants ;
- Le bonheur récompense toujours la fidélité du juste ;
- Nul n’est pur devant Dieu.
L’image de Dieu des amis
L’image de Dieu qui ressort des discours des amis telle que mise en lumière par Jacques Vermeylen [4] est plus classique que négative. Il aurait dû y avoir chez eux un conflit entre un principe froid, d’aucuns diraient un dogme (le principe de rétribution), et une réalité concrète (un ami dans la souffrance). Les amis ont fait le choix d’enfermer complètement Job dans un principe abstrait puisque, semble-t-il, ils y voyaient une façon de le sauver ou de le remettre dans le droit chemin. C’est comme cela que le système marche! L’intention est peut-être bonne, mais ce n’est pas ce qu’on attend généralement d’un ami.
L’image de Dieu des amis se déploie selon les points suivants :
1- Dieu créateur de l’univers
Certaines précisions sont essentielles ici. Dans tout le livre de Job, les arguments sont des arguments de création. Il n’y a pas un mot sur les grandes traditions d’Israël (la Torah, l’esclavage et de libération, le désert, l’alliance, les rois et les prophètes, le temple, etc.). Les implications de cet argumentaire créationnel sont les suivantes : le Dieu créateur est le vainqueur des forces hostiles du chaos associées au mal. On entre ici dans un certain langage mythique qui est présent dans tout le livre. Cela se voit aussi dans certains Psaumes (Ps 74 ; 77 ; 135-136) et dans le Deutéro-Isaïe (Is 43,16-19 ; 51,9-11). Le dieu créateur est ce héros d’une lutte gigantesque contre la bête mythique qui représente le chaos toujours menaçant, comme Rahab [5] ou Léviathan (voir Ps 74,13 ; 89,11 ; Jb 26,13). Dans ces termes, la création est la première victoire de Dieu, qui sera suivie dans l’histoire par une multitude d’autres victoires présentées dans les mêmes termes.
2- Dieu juste juge
À Job qui dénonce Dieu comme un juge injuste et partial, favorisant le coupable et condamnant l’innocent, les amis opposent un juge intègre et juste, qui traite chacun selon sa conduite, exactement selon les termes du principe de rétribution :
- Justement, Dieu met en œuvre cette justice en accordant le bonheur à celui qui se convertit et en punissant le coupable.
- Personne n’est tout à fait innocent (4,17-19 ; 15,14-16 ; 25,4-6), mais il faut distinguer parmi les humains ceux qui s’efforcent d’être fidèles et les impies. Les amis rangent Job dans la première catégorie (4,3-7). À condition d’adopter une attitude humble face à Dieu (22,23), de « ne pas mépriser sa leçon » (5,17) et donc de reconnaître sa condition d’humain faillible (11,4-6 ; voir 15,7-13), Job sera délivré de toutes ses angoisses et connaîtra un bonheur parfait (5,18-26 ; voir aussi 8,6-7,21-22 ; 11,15-19 ; 22,25-30).
La face négative de la rétribution divine est soulignée avec plus d’insistance encore.
- À Job qui fait état du bonheur scandaleux des impies, les amis répondent que ce bonheur est trompeur et ne durera pas longtemps. Dès aujourd’hui, leur vie est un véritable enfer (11,20 ; 15,20-24). Les tourments qui les attendent sont effroyables (4,9 ; 5,5 ; 8,13.16-19 ; 15,30 ; 18,14.17-18 ; 20,15-18.23-26).
- Par ces terribles paroles, les amis ne veulent pas effrayer Job ou le condamner, mais lui montrer que Dieu n’est pas, comme il le prétend, l’allié des impies. Ils l’ont entré de force dans un système rigide; ils lui montrent la voie de sortie selon ce même système.
3- Éducateur soucieux du bien de celui qu’il corrige
Les amis disent à Job que Dieu le délivrera bientôt de ceux qui le font tant souffrir et que lui-même retrouvera le bonheur, si toutefois il ne s’entête pas dans la prétention orgueilleuse de son innocence. Dieu n’est pas l’ennemi de Job, même s’il lui fait endurer de terribles souffrances.
- Éliphaz interprète ce qu’endure Job comme un procédé éducatif rude, mais profitable (5,17 ; voir 22,4). Ainsi, Dieu frappe Job, mais il ne faut pas attribuer cette action à de la méchanceté de sa part. Jusque dans la souffrance qui doit permettre à l’orgueilleux de voir la nécessité de la conversion, Dieu se montre soucieux du bien-être de Job.
- Dieu se sert d’un autre moyen pour éduquer Job : l’enseignement des amis, qui se présentent comme les dépositaires de la tradition des sages (15,17-19 ; voir 8,8-10) et, ultimement, les porte-parole de la sagesse divine (11,5-6). Les amis multiplient les bons conseils (5,17.27 ; 8,5; 11,13 ; 22,21-22).
- Ces invitations à retrouver le chemin de Dieu sont presque toutes suivies par une promesse conditionnelle : si Job accepte de changer d’attitude, il sera sauvé (voir surtout 8,6-7 ; 11,14-20 ; 22,23-30). Job ne fait pas partie des méchants, mais, dans son entêtement, il risque de les rejoindre (voir 22,15) et donc de subir leur sort.
- On voit poindre ici une idée d’un certain marchandage avec Dieu, inhérent au principe de rétribution.
4- Dieu tout-puissant vainqueur du mal
Job se dit victime d’un Dieu qui abuse de sa force, mais il proclame qu’il finira quand même par gagner sur lui.
- Les amis reconnaissent autant que Job la toute-puissance divine (25,2-3).
- Alors que l’humain se caractérise par sa finitude, les limites de Dieu restent en dehors de toute exploration humaine (11,7-9 ; voir 15,7-8). Dieu dépasse les dimensions de l’univers, alors que même l’océan primordial — figure du mal — se voit imposer une limite à ne pas franchir (Jb 8,8-11 ; voir Ps 104,9 ; Pr 8,29).
- C’est précisément dans cette maîtrise des forces mauvaises, avec l’établissement d’une loi à laquelle elles sont soumises (Jb 28,25-26 ; voir Ps 148 ; Jr 31,35-36) que réside pour l’essentiel l’action créatrice. Ce n’est pas contre de Job que Dieu déploie sa puissance ou son hostilité, mais contre les forces mauvaises, et celles-ci sont virtuellement vaincues, comme en témoignent les descriptions du malheur des méchants.
Conclusion : l’amitié trahie
Que peut-on conclure des amis de Job? Peut-on les qualifier d’amis fidèles ou de traîtres? Ont-ils utilisé un amour exigeant (tough love) ou ont-ils planté un couteau dans le dos de leur ami? Un peu des deux, semble-t-il.
- Un instant, Job s’est tourné vers ses amis pour implorer d’eux la pitié que Dieu semblait lui refuser (19,2-3.21-22). Mais ceux-ci se sont montrés incapables de rejoindre Job dans sa souffrance, de « compatir » (= souffrir avec).
- Dès qu’ils entreprennent de raisonner Job, même avec de bonnes intentions semble-t-il, l’échec de leur amitié devient manifeste. Pour eux la souffrance de Job ne doit surtout pas échapper à la loi de la rétribution. Si Job souffre, c’est qu’il a péché. Qu’il se convertisse et tout rentrera dans l’ordre. Job a beau crier à l’injustice, son expérience personnelle ne saurait prévaloir contre la cohérence du système.
- Les amis, au lieu de se placer devant Dieu au côté de Job et d’entrer dans sa souffrance, se situent d’emblée du côté de Dieu et s’arrogent le droit de parler en son nom (13,4-5.12). Job devra donc renoncer au mirage de l’amitié (6,15-21).
Au-delà des principes froids, des dogmes ou des systèmes qui sont au cœur de la discussion, il y a l’empathie et la compassion, voire la miséricorde. C’est là que se situe le péché des amis de Job. Ils ont parlé plus avec leur tête qu’avec leur cœur. À la fin, Dieu s’en souviendra (42,7).
Hervé Tremblay est professeur au Collège universitaire dominicain (Ottawa).
[1] Voir Jb 4,8-11; 5,2-7; 8,8-19; 11,20; 15,17-35; 18,5-21; 20,4-29; 22,15-18.
[2]
L’eschatologie n’est née qu’à la fin de la période vétérotestamentaire et ne s’entrevoit que dans les livres de Daniel ou des Maccabées, ainsi que dans quelques ajouts (l’apocalypse d’Isaïe Is 24–29).
[3]
Voir Jean Lévêque, « Tradition et trahison dans les discours des amis », Concilium 189 (1983), p. 69-74.
[4]
Jacques Vermeylen, « Dieu et ses représentations antagonistes dans le livre de Job », Qu’est-ce que Dieu. Hommage à l’abbé Daniel Coppieters de Gibson, Bruxelles, Presses universitaires, 2019, p. 591-611.
[5]
Il ne s’agit pas du même nom en hébreu que la prostituée de Jos 2.
