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chronique du 14 janvier 2011

 

Le vin de Noé (Genèse 9, 18-27)

Noé faisant du vin

Noé faisant du vin
Manuscrit enluminé de 1320

L’histoire de l’arche de Noé est l’une des plus connues de la Bible. Elle contient plusieurs éléments assez insolites, telles les dimensions énormes de l’arche ou la motivation de Dieu à détruire sa propre création. Les événements qui font suite au déluge sont moins connus, mais tout aussi intéressants.

 Sem, Cham et Japhet étaient les fils de Noé qui sortirent de l’arche; Cham, c’est le père de Canaan. Ce furent les trois fils de Noé, c’est à partir d’eux que toute la terre fut peuplée. Noé fut le premier agriculteur. Il planta une vigne et il en but le vin, s’enivra et se trouva nu à l’intérieur de sa tente.

Cham, père de Canaan, vit la nudité de son père et il en informa ses deux frères au-dehors. Sem et Japhet prirent le manteau de Noé qu’ils placèrent sur leurs épaules à tous deux et, marchant à reculons, ils couvrirent la nudité de leur père. Tournés de l’autre côté, ils ne virent pas la nudité de leur père.

Lorsque Noé, ayant cuvé son vin, sut ce qu’avait fait son plus jeune fils, il s’écria : « Maudit soit Canaan, qu’il soit le dernier des serviteurs de ses frères! » Puis il dit : « Béni soit le Seigneur, le Dieu de Sem, que Canaan en soit le serviteur! Que Dieu séduise Japhet, qu’il demeure dans les tentes de Sem, et que Canaan soit leur serviteur! » (Genèse 9,18-27)

     Le texte nous permet d’abord de mieux connaître Noé. À travers l’histoire du déluge, nous avons appris qu’il est un constructeur et un navigateur compétent. Ici, nous découvrons qu’il est l’ancêtre de tous les agriculteurs. Il cultive la vigne et en récolte du vin. C’est à partir de là que ses problèmes commencent. Apparemment, il ne sait pas boire modérément et il se retrouve complètement soûl! Celui-là même qui, quelques versets plus haut, parlait avec Dieu et faisait alliance avec lui, « le seul juste », le voici ivre mort… et nu!

Le geste de Cham

     Quelle est la cause de la malédiction de Cham? Le texte dit qu’il « vit la nudité de son père ». Cette expression très particulière a un sens beaucoup plus précis que nous le croyons.

     Dans le livre du Lévitique, elle désigne les relations sexuelles incestueuses! Par exemple : « Nul d’entre vous ne s’approchera de quelqu’un de sa parenté, pour en découvrir la nudité. » (Lévitique 18,6) Le commandement se fait encore plus précis : « Tu ne découvriras pas la nudité de ton père, ni celle de ta mère » (Lévitique 18,7). Dans ce chapitre du Lévitique, Dieu interdit à son peuple certaines pratiques des pays voisins, l’Égypte et Canaan : les relations sexuelles avec le père, la mère, les sœurs, les demi-sœurs, les petits-enfants, la tante, la belle-fille. Il proscrit aussi les relations homosexuelles et la bestialité. Dans chaque cas, l’expression utilisée est : « Tu ne découvriras pas la nudité de… » (Lévitique, chapitres 18 et 20)

     Cham aurait donc fait peut-être plus que regarder dormir son père Noé soûl et nu. Si on retient cette interprétation, Noé aurait été violé par son propre fils alors qu’il était complètement ivre! Étrange, puisque Dieu voulait justement faire disparaître le mal de la terre par le déluge… La violence et le mal semblent donc faire partie de l’être humain depuis sa création, puisqu’ils persistent après le déluge.

     L’hypothèse de l’acte homosexuel apparaît plus explicitement dans les traductions grecques de la Bible d’Aquila, de Théodotion et de Symmaque [1], où le terme traduit en français par « voir » (Genèse 9,22) n’est pas traduit en grec par gumnôsin, mais par aschemosune, un mot désignant les relations homosexuelles.

     Par contre, une tradition juive affirme que plutôt que de violer son père, Cham l’aurait castré. Cette interprétation est connue de Théophile d’Antioche [2] et est admise comme une évidence dans plusieurs midrashim [3] compilés en Israël. Le texte biblique ne donne aucune indication pour cette interprétation sinon une omission : il n’est pas précisé que Noé « enfanta des fils et des filles » après Sem, Cham et Japhet, comme c’est le cas des autres patriarches bibliques.

     Si l’on retient l’hypothèse du viol incestueux ou de la castration, la malédiction à la fin du récit semble plus justifiée. On comprend mieux pourquoi Noé maudit Cham qui a commis une très grave offense. Mais ultimement, rien ne permet de trancher la question. Quoi qu’il en soit, le récit contient encore un autre élément problématique.

Cham ou Canaan?

     Même si c’est Cham le coupable, ce n’est pas lui qui sera maudit, mais son fils, Canaan. Pourquoi? Lorsque Flavius Josèphe, un historien juif, mentionne ce récit, il souligne que Dieu n’a pas maudit Cham directement parce qu’il est le fils de Noé, l’homme avec qui il avait conclu une alliance. C’est donc la descendance de Cham qui subit la malédiction divine. On retrouve l’idée des répercussions de la faute sur les descendants dans plusieurs textes bibliques.

     La raison la plus vraisemblable de ce transfert de malédiction provient de la mise en commun de deux traditions différentes au sujet d’un même récit [4]. L’une des sources se serait centrée sur le geste de Cham alors que l’autre aurait vu comme primordiale la malédiction de Canaan.

La visée du récit

     La conclusion du récit porte sur la malédiction de Canaan, qui deviendra le serviteur de ses frères, et la bénédiction de Sem, le frère de Cham. Sem est présenté comme l’ancêtre des peuples sémitiques et en particulier du peuple hébreu. Canaan sera l’ancêtre des adversaires des Hébreux : les peuples de la terre de Canaan. Ce récit pourrait donc viser à rabaisser les peuples cananéens entourant les Hébreux et, surtout, à condamner leurs mœurs sexuelles. Ils ne cesseraient de répéter la faute de leur ancêtre. Le livre du Lévitique invite à faire cette interprétation quand il transmet la parole de Dieu : « Ne faites pas ce qui se fait au pays de Canaan, ne suivez pas leurs lois… » (Lévitique 18,3).

     En général, la malédiction de Cham et la bénédiction de Sem semblent viser à donner de la force et du courage à Israël dans son combat contre ses adversaires. Les Babyloniens, en particulier, étaient considérés comme de la lignée de Cham. Ils réduisirent les Hébreux en servitude, au VIe siècle av. J.-C. Une partie de la population fut emmenée en exil à Babylone. En racontant cette histoire, les Hébreux de l’époque devaient sans doute se dire que, malgré leur état de servitude, leur ancêtre Sem avait été béni de Dieu, alors que Cham, l’aïeul des Babyloniens qui les opprimaient, avait été maudit. Ils devaient trouver là un motif d’espérance dans leur malheur.

[1] Aquila, Théodotion et Symmaque sont les auteurs de trois traductions de l’Ancien Testament en grec, réalisées au IIe siècle pour les Juifs de la diaspora qui ne savait pas lire l’hébreu.

[2] Théophile est évêque d’Antioche au IIe siècle. Il fait partie d’un groupe de Pères de l’Église appelés « apologètes » à cause de leurs écrits qui visaient à défendre la foi chrétienne contre les attaques des penseurs non chrétiens de l’époque.

[3] Le midrash (littéralement, « recherche ») est un procédé exégétique juif qui sert tant à définir les lois à partir du texte biblique qu’à éclairer le sens immédiat d’un verset et son esprit.

[4] Les exégètes s’accordent généralement à dire que les récits que nous lisons dans le Pentateuque, les cinq premiers livres de la Bible, proviennent de différentes sources et expriment différents points de vue religieux. Les deux sources les plus souvent identifiées sont la source sacerdotale et la source deutéronomiste. Il est parfois difficile de les départager dans les récits bibliques.

Sébastien Doane

Texte complet dans :
Mais d’où vient la femme de Caïn. Les récits insolites de la Bible
Sébastien Doane, Montréal, Novalis ; Paris, Médiaspaul, 2010.

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Des géants dans la Bible (Genèse 6, 1-4)