Le baptême de l’eunuque éthiopien. Aelbert Cuyp, circa 1655. Huile sur toile, 115,5 x 169 cm. National Trust (Wikipedia).

Des eunuques pour le Royaume ?

Sébastien DoaneSébastien Doane | 20 janvier 2020

On attribue à Jésus une parole énigmatique qui est encore utilisée pour justifier le célibat dans l’Église catholique. Réputé difficile à interpréter, ce passage met en scène un groupe de personnes désignées à l’époque par le mot eunuques, mot qui qualifiait paradoxalement des individus ayant une réputation douteuse à cause de leur sexualité.

Les disciples lui dirent : « Si telle est la condition de l’homme envers sa femme, il n’y a pas intérêt à se marier. » Il leur répondit : « Tous ne comprennent pas ce langage, mais seulement ceux à qui c’est donné. En effet, il y a des eunuques qui sont nés ainsi du sein maternel ; il y a des eunuques qui ont été rendus tels par les hommes ; et il y en a qui se sont eux-mêmes rendus eunuques à cause du Royaume des cieux. Comprenne qui peut comprendre ! » (Mt 19,10-12)

La tradition catholique a fait de cette parole une des bases textuelles pour légitimer le célibat des prêtres, des religieux et des religieuses. Pourtant, dans l’Antiquité, les eunuques n’étaient pas associés au célibat ou à l’abstention sexuelle. Au contraire, ils pouvaient se marier, comme le montre le récit de Potiphar, un eunuque marié, dont la femme semble sexuellement insatisfaite (voir Gn 39, 1-20). Dans l’Ancien Testament, les eunuques sont considérés comme impurs (Lv 21,20 ; 22,24 et Dt 23,1). Ils étaient mal vus dans la société parce qu’ils s’écartaient de la conception traditionnelle de l’homme en tant que personne pouvant pénétrer une femme et engendrer des enfants. La honte et le déshonneur leur étaient donc associés. Cette catégorie était assez large et pouvait inclure diverses sortes de transgressions sexuelles. Par ailleurs, la parole de Jésus distingue deux sortes d’eunuques : ceux qui le sont de naissance et ceux qui ont été castrés. En effet, des hommes étaient châtrés pour servir comme fonctionnaires royaux, en particulier pour s’occuper des harems royaux [1]. C’était aussi une humiliation qu’on infligeait aux prisonniers de guerre pour les transformer en esclaves. La castration était vue comme un grave déshonneur.

Curieusement, la parole de Jésus ne semble pas receler les connotations négatives associées habituellement aux eunuques [2]. Elle déplace les deux catégories dans une troisième : ceux qui se font eunuques pour le Royaume. Cette troisième catégorie peut être comprise comme une métaphore du fait de prendre une décision radicale. Ainsi, A. E. Harvey suggère cette interprétation : un eunuque pour le Royaume désigne un homme prêt à renoncer à sa virilité, exemple de ce qu’il faut être prêt à faire pour le Royaume [3].

Un autre angle d’interprétation est possible si on met l’accent sur le contexte royal. L’expression Royaume de Dieu utilise la métaphore de la royauté pour illustrer le nouvel ordre voulu par Dieu. Les eunuques étaient souvent au service du roi. Dans la parole de Jésus, se faire eunuque peut donc être compris comme le fait de s’engager au service de Dieu et de son Royaume, à la manière des eunuques qui s’engageaient au service d’un roi.

Une autre lecture peut être développée si on considère la connotation négative associée aux eunuques. Nous avons vu que ces derniers étaient marginalisés à cause de leur sexualité. Les évangiles contiennent plusieurs paroles et actions attribuées à Jésus qui indiquent que ce sont les personnes marginalisées qui sont au cœur du Royaume [4]. La citation relative aux eunuques pourrait donc inciter les disciples à vivre en marge de ce qui était la norme sociale à l’époque. Ainsi, le mariage, tel que conçu dans un contexte patriarcal, est dévalorisé. À l’opposé, la vie en dehors des structures patriarcales est valorisée, même si elle semblait déshonorable. Cette interprétation semble concorder avec le peu d’importance accordée par Jésus aux institutions familiales et à son choix d’une vie de célibataire itinérant évoluant au sein d’une communauté sans liens familiaux. Ultimement, la pluralité d’interprétations possibles de ces versets obscurs ne peut être ramenée à un sens évident. Mais cette discussion démontre que l’interprétation catholique habituelle centrée sur la chasteté et le célibat est réductrice.

Sébastien Doane est professeur d’exégèse biblique à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval (Québec).

[1] Par exemple, le livre de la Genèse (39-41) transmet le cas de Potiphar, un eunuque au service du roi d’Égypte.
[2] Un récit des Actes des Apôtres (8,26-40) concernant un eunuque ne présente non plus aucune connotation négative associée à cet état.
[3] A. E. Harvey, « Eunuchs for the Sake of the Kingdom » The Heythrop Journal 48 (2007) 1-17.
[4] « En vérité, je vous le déclare, collecteurs d’impôts et prostituées vous précèdent dans le Royaume de Dieu. » (Mt 21,31)

Extrait de Sortir la Bible du placard : la sexualité de Genèse à l’Apocalypse, Sébastien Doane, Montréal, Fides, 2019.

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