
Détail d'une icône écrite par Luc Castonguay (images reproduites avec autorisation).
4. Luc et la victime sacrificielle
Luc Castonguay | 1er avril 2024
« Par la bouche du taurillon, Luc maintient les droits du sacerdoce [1] . »
Luc, compagnon de voyage de Paul, est le patron des peintres, des médecins et la tradition le reconnait aussi comme étant le premier iconographe. Une icône très connue du saint le représente peignant la Vierge ; la légende veut qu’il en ait écrit une eikon (image en grec).
La fête de l’évangéliste est célébrée par les catholiques et les orthodoxes le 18 octobre et dans certaines cultures c’est parfois lors de cette célébration liturgique que le président d’assemblée procède à la bénédiction des mains des iconographes.
Saint Luc était un Syrien d’Antioche et écrivait pour un auditoire non juif, possiblement dans les années 80. Alors que le récit de Marc visait le Romain actif, le récit de Luc visait surtout un auditoire grec plus intellectuel. Son récit présente Jésus comme le « Fils de l’homme » (Lc 19,10) et met l’accent sur la parfaite humanité du Sauveur ; vrai homme et vrai Dieu. Il insiste sur le côté universel du message de Jésus.
Son exposé de la Parole écrit en deux tomes pourrait être qualifié d’historique dans le sens où il relate dans son Évangile le temps de Jésus et dans les Actes des Apôtres celui qui suit son Ascension. Il retrace donc en premier la Parole de Dieu annoncée par Jésus-Christ et ensuite par ses apôtres. Plusieurs chercheurs, biblistes et exégètes pensent aujourd’hui qu’il ne s’agit en fait que d’un seul récit qui fut séparé par l’histoire lors de la constitution du canon du Nouveau Testament vers l’an 200 [2].
Ces écrits sont destinés par ses prologues à un certain Théophile qui signifie « Aimé de Dieu ». Du fait de cette énigme, on peut se poser la question à savoir s’il s’adressait à quelqu’un en particulier du nom de Théophile ou d’une façon plus universelle à tous ceux qui étaient amis de Dieu. On voit bien que même si la recherche évolue dans les récits bibliques, ils restent sur certains points (et resteront encore pour plusieurs années) pleins de mystères et d’espaces vides ou obscurs qui laissent place aux diverses interprétations et discussions.
Association Luc-taureau : histoire
Les quatre êtres animés des Apocalypses, les Vivants, sont des anges qui gardent l’univers créé, adorant et louant Dieu transcendant (Ap 4,9 ; 7,11 ; 19,4). Il faut noter que les Apocalypses sont des visions prophétiques, eschatologiques et symboliques qui concernent le mystère de Dieu. L’association des Vivants aux évangélistes ne se retrouve pas dans les textes bibliques. Elle débute plus tard avec Irénée de Lyon vers la fin du IIe siècle et tient d’héritages légués par de multiples cultes préchrétiens. Le taureau, animal pesant, est associé depuis des temps immémoriaux à la force physique et à la virilité mais aussi aux forces atmosphériques comme le tonnerre et la foudre : le dieu Baal est lui aussi représenté par cet animal.
Le rapprochement du taureau avec Luc a été s’appuie sur la dimension sacerdotale du début de son évangile. Cette idée est reprise tout au long de sa bonne nouvelle. Comme les trois autres, cet évangile est pseudépigraphe : aucun d’eux n’étant signé, les évangiles restent anonymes encore de nos jours. C’est la Tradition qui les a attribués, au début du christianisme, à Matthieu, Marc, Luc et Jean.
Association Luc-taureau : théologie
Comme nous l’avons vu « les commentateurs justifient ce choix par la mention de Zacharie et de son sacerdoce en tête de l’évangile (Lc 1,5), le taureau étant la victime sacrificielle par excellence. Le Christ est le sacrificateur sacrifié [3] ». Au IVe siècle, saint Jérôme, Père de l’Église, a écrit que « dans son sacrifice pour notre rédemption, il [Jésus] a daigné mourir comme le jeune bœuf [4] ». « Car l’âme de la chair est dans le sang. Je vous l’ai donné sur l’autel, afin qu’il servît d’expiation pour vos âmes, car c’est par l’âme que le sang fait l’expiation » (Lv 17,11). Et Luc relate comme toute dernière parole de Jésus sur la croix : « Père je remets mon esprit entre tes mains. » (Lc 23,46) L’esprit dont il a fait don était son âme.
L’anthropologue Michel Fromaget souligne lui aussi que « le taureau et le prêtre renvoient tous deux à la même idée de sacrifice, le premier comme prototype de la victime sacrifiée (le Christ était une telle victime), le second comme sacrificateur (le Christ ayant accepté librement sa passion était aussi un sacrificateur [5]) ». Cette interprétation est liée à la pratique du sacrifice, moyen expiatoire par excellence.
Le taureau étant signe de fécondité et de virilité, Jérôme en déduira qu’il est le symbole des passions qu’il faut dompter et des fautes à expier.
Lecture iconographique des icônes présentées
L’icône est plus qu’une image, elle est une présence. Étant intemporelle et non dimensionnelle, elle prédispose la personne qui la regarde à la vénération et à la méditation. Daniel Rousseau dit que « dans l’icône, non seulement le symbole apparaît comme un instrument de connaissance, mais encore l’image elle-même ouvre à la signification essentielle [6] ». Les personnages qui sont disproportionnés, inexpressifs, l’absence d’ombres, les couleurs, le non-lieu, la lumière qui émane de l’intérieur des personnages, la perspective inversée ont tous et toujours une grande signification symbolique et théologique. Par son style et son histoire, ces techniques peuvent parfois faire penser aux personnes non initiées que l’iconographie est un art naïf appartenant à un monde passé. Mais depuis quelques décennies, l’iconographie connait à travers le monde un regain de popularité.
Aucun des éléments de l’icône est l’effet du hasard ou d’une émotion ; tout y est codé. La technique est au service des symboles pour exprimer l’indicible et pour « représenter dignement et parfaitement l’image du Christ, celle de sa sainte Mère, des anges et de tous les saints, pour la gloire, la joie et l’embellissement de la sainte Église » comme le dit si bien la prière que les peintres récitent tout au long de leur travail iconographique.
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Icône de saint Luc (© Luc Castonguay)
Les visages sont presque toujours de face. Les yeux sont grands et sans éclats ou expressions. La bouche toujours fermée privilégie le silence salutaire à la dévotion. Le nez est long et fin. Les oreilles réduites au minimum sont à l’écoute du cœur. Les doigts sont minces et allongés. Ils ont toujours une fonction ; ils peuvent bénir ou désigner. La lumière émane de l’intérieur des personnages, elle transperce la peau et les vêtements. La plupart de ces caractères se retrouvent sur l’icône de l’évangéliste que nous présentons ici.
Luc est présenté âgé, assis avec son livre fermé sur ses genoux. Celui-ci, est décoré de pierres précieuses, de perles et de traits d’or qui symbolisent la richesse du message qu’il contient, l’évangile de la Parole de Dieu.
La couleur hématite de son manteau est une teinte du rouge qui est la couleur du feu et du sang. Le bleu de sa tunique est la couleur de la transcendance et symbolise aussi la fidélité.
La figure tétramorphe, le taureau ailé, est placée derrière lui regardant par-dessus son épaule. Cette composition prête une certaine complicité aux deux protagonistes de l’icône. Le fond de l’icône comme les auréoles sont revêtus de feuilles d’or. Ceci ramène au non-lieu de l’icône où l’or symbolise ici la lumière divine. Il a été souvent considéré dans différentes cultures comme la peau des dieux.

Icône écrite en s’inspirant d’une enluminure du Livre de Kells (© Luc Castonguay) .
La deuxième image représente le taureau des apocalypses dans une reproduction d’une enluminure célèbre du Livre de Kells, un chef-d’œuvre d’art religieux médiéval d’inspiration celtique. Les couleurs y sont vives et le dessin stylisé. L’or remplit tout l’espace vide de l’icône comme pour éblouir le regard. Ceci illustre bien ce passage de la vision d’Ézéchiel : « un feu jaillissant, avec une lueur autour et au centre comme l’éclat du vermeil au milieu du feu. Au centre je discernai quelque chose qui ressemblait à quatre animaux… » (Ez 1,4-5).
Pour conclure disons que les évangélistes ont utilisé des symboles pour proclamer leurs messages et les chercheurs ainsi que les biblistes modernes ont démontré que le Nouveau Testament n’est pas un texte historique, mais plutôt une révélation théologique. L’iconographie, avec son symbolisme, veut elle aussi transmettre non pas une représentation réaliste du divin, mais une image qui transcende la réalité et fait appel à une expérience spirituelle dans un imaginaire mystique. L’icône n’a pas d’ombre, la lumière qui traverse les scènes et les personnages nous transporte dans l’Autre monde, le monde de l’imperceptible visuel. Elle propose de traverser le parement de la représentation pour toucher au divin : une épiphanie en image. L’icône n’est pas une photographie du sacré que l’on regarde, mais une prière, une méditation, une rencontre avec lui.
Luc Castonguay est iconographe et détenteur d’une maîtrise en théologie de l’Université Laval (Québec).
[1] Jacqueline Leclercq-Marx, « Allégories animales et Symboles des évangélistes. Une histoire complexe et son incidence sur l’image médiévale. Les principaux jalons ».
[2] Daniel Marguerat, La première histoire du christianisme (Les Actes des apôtres) Paris, Cerf, 1999, p. 11.
[3] Piotr Paciorek, « Les diverses interprétations patristiques des Quatre Vivants d’Ézéchiel 1, 10 et de l’Apocalypse 4, 6-7 jusqu’au XIIe siècle ».
[4] Grégoire le Grand, Homélies sur Ézéchiel, 4, 1, éd. et trad. Charles Morel, sc 327, 1986, p. 149.
[5] Michel Fromaget, Les quatre Vivants de l’Apocalypse, Paris, Albin Michel, 2020, p. 54.
[6] Daniel Rousseau, L’icône, splendeur de ton visage, Paris, Saint-Paul, 1994, p. 154.
