
La naissance de Benjamin. Women of the Bible (photo © Dikla Laor).
Deux sœurs face au monstre aux yeux verts : Rachel (2/2)
Anne-Marie Chapleau | 4 novembre 2024
Lire : Genèse 29–30 (voir aussi Gn 31 et Gn 33)
Dans une première chronique, nous avons regardé les relations parfois houleuses entre les filles de Laban en nous attachant aux pas de l’aînée, Léa. Nous braquons maintenant les projecteurs vers Rachel, la cadette, particulièrement encline à se laisser tourmenter par le monstre aux yeux verts de la jalousie.
Rachel, dont le prénom signifie « brebis », avait pourtant fait une fort romantique entrée en scène dans le cycle de Jacob (Gn 29,9-14). Romantique… ou stéréotypée, c’est selon. Dans la Bible, la rencontre d’un homme et d’une femme au bord d’un puits signale de prochaines noces. Ce symbolisme nuptial est présent dans les histoires d’Isaac et Rébecca (Gn 24) [1], de Moïse et Çippora (Ex 2,16-22) et même de Jésus et de la Samaritaine (Jn 4,1-30) [2]. Alors, quand le lecteur voit Rachel rejoindre Jacob au bord d’un puits (Gn 29,9-22), il anticipe la suite. Les deux tourtereaux auraient pu convoler immédiatement en justes noces et filer le parfait bonheur. Mais c’était sans compter l’intrusion de Léa dans leur relation [3]. La Bible, allergique aux histoires et aux personnages trop lisses, aime les complications qui permettent d’explorer les recoins les plus sombres du labyrinthe de nos passions pour mieux les éclairer.
Deux sœurs en compétition
Léa donne bientôt quatre fils à son mari. Et, chaque fois, Rachel en est torturée. Sur elle, l’injonction à devoir être mère pour « être » pèse encore plus lourd que sur les autres femmes de la Bible. Chaque nouvelle naissance célébrée par sa sœur exacerbe son sentiment d’inaptitude. Il lui suffit de la regarder entourée de ses fils pour sentir le dard empoisonné de la jalousie torturer sa chair. Cela la conduit à sommer Jacob de la faire devenir mère, ce qui est bien sûr impossible puisque, selon la mentalité biblique, Dieu seul a le pouvoir d’accorder des enfants. Jacob le lui rappelle non sans un certain agacement (30,1-2).
Rachel décide alors de lui offrir sa servante Bilha comme concubine (30,3). Cette dernière conçoit rapidement deux fils. Rachel interprète ces naissances de manière quelque peu curieuse. Par la naissance du premier fils de Bilha, Dieu lui aurait rendu justice et, par celle du second, c’est elle qui aurait lutté contre sa sœur « les luttes de Dieu » (30,6.8). Elle perçoit donc sa sœur comme une ennemie lui ayant causé un préjudice qu’elle se devait de corriger pour honorer la volonté de Dieu. Rien dans le texte ne permet d’accréditer cette hypothèse, alors qu’il demeure muet sur ce que Dieu pense des actions de Rachel. Celle-ci n’en a pas fini d’être tourmentée puisque Léa, dont le sein s’était tari, recourt au même stratagème qu’elle. Voilà donc Jacob flanqué d’une deuxième concubine et fait père de deux autres fils (30,4-8).
Des mandragores contre une nuit avec Jacob
C’est alors que le texte raconte la curieuse affaire des mandragores rapportées des champs par Ruben à sa mère Léa (30,11-21). La vue de ces pommes d’amour suscite rapidement la convoitise de Rachel. Serait-ce qu’il lui est insupportable de voir son aînée posséder quelque chose qui lui fait défaut ? Ou bien y voit-elle un moyen pour guérir sa stérilité [4] ? Elle commence par les demander poliment à sa sœur. Mais celle-ci refuse tout net et en profite pour lui dire ses quatre vérités [5]. La pas si douce « Brebis » ne se laisse pas démonter. Elle agite devant les yeux de son aînée un appât auquel elle ne saurait résister : une nuit avec leur commun époux contre ses mandragores. Léa cède, ce qui lui permet d’enfanter encore deux fils, puis une fille dont l’arrivée ne suscite pas un grand émoi.
Enfin mère !
Cependant, Dieu se « souvient [6] » de Rachel et exauce ses prières. Elle conçoit enfin un fils (Gn 30,22-24). « Dieu a enlevé ma honte », dit-elle, exprimant ainsi combien elle a assimilé les valeurs de sa culture. L’honneur y est tenu en haute estime, alors que son contraire, la honte, est honni. Le nouveau-né, avant de valoir pour lui-même, sert à panser l’orgueil meurtri de sa mère. Mais la blessure étant profonde, il lui faudra d’autres fils pour en guérir, ce qu’elle exprime en donnant à son fils le nom de « Joseph », c’est-à-dire « il augmentera », « il ajoutera » ou « fera croître ». Prière adressée à Dieu, ce nom imprime aussi sur son enfant la marque des rivalités qui agitent son cœur.
« Fils de ma désolation »
Quelques chapitres plus loin, et après bien des péripéties familiales où les deux sœurs parleront même d’une seule voix pour appuyer leur mari dans ses démêlées avec leur père (31,14-16), Rachel met au monde un second fils (35,16-20). Cet événement, plutôt que de signer sa revanche sur Léa, tourne au tragique. Rachel meurt en couches au bord du chemin alors que le clan de Jacob rentre au pays de Canaan. Sa dernière parole est pour nommer son fils Ben-Oni, « Fils de mon affliction ». Simple manière d’exprimer son amertume de devoir quitter prématurément ce monde ? Ou bien indication inconsciente que les rivalités et la jalousie, lorsqu’elles dominent une vie, ne peuvent qu’engendrer des fruits de désolation et devenir mortifères ?
Cependant, Jacob a tôt fait de renommer son fils Benjamin, « Ben-Yamin », « Fils de la droite », c’est-à-dire fils de son côté favorable, de sa force vitale. Nul destin humain ne saurait en effet être définitivement fixé ni à jamais enfermé dans des déterminismes délétères. Mais il faut parfois cheminer longtemps pour en desserrer les nœuds.
L’héritage toxique de Léa, Rachel et Jacob
C’est ce dont témoignent les derniers chapitres du livre de la Genèse. Le cycle de Joseph (Gn 37-50) déploie l’héritage toxique de la jalousie de Léa et Rachel et du favoritisme de Jacob envers Joseph. Mais ce texte enseigne aussi et surtout que l’attention compatissante aux sentiments d’autrui [7] est l’antidote le plus sûr aux poisons exsudés par le monstre aux yeux verts. Cela ne pourrait-il pas nous être utile à nous aussi quand ce dernier vient nous harceler ?
Anne-Marie Chapleau, bibliste et formatrice au diocèse de Chicoutimi.
[1] Dans ce cas, c’est Éliézer, délégué par son maître Abraham pour ramener une épouse à son fils Isaac, qui rencontre la jeune Rébecca au bord du puits.
[2]
Les exégètes discutent à savoir si Jésus parle et agit à titre de délégué de l’Époux véritable, son Père, ou bien s’il est lui-même cet Époux.
[3]
Voir la première partie de cette chronique.
[4]
Les fruits de la mandragore, une plante de la famille de la tomate, avaient la réputation d’être aphrodisiaques et de favoriser la fécondation. On les utilisait parfois comme talismans.
[5]
On a vu dans la première chronique que c’est ici qu’on découvre les sentiments de Léa pour sa cadette.
[6]
Si Dieu se « souvient » enfin, est-ce parce qu’il souffre de trous de mémoire ? Pas vraiment. L’emploi du verbe zakar, « se souvenir », indique que Dieu, perçu dans la Bible comme le maître de tous les événements, agit dans sa souveraine liberté au moment qu’il juge opportun.
[7]
Voir en particulier le plaidoyer touchant de Juda, quatrième fils de Léan, en faveur de Jacob et de Benjamin et du lien priviliégié qui les unit (Gn 44,18-34).
