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Le chemin des Psaumes
Jean-Claude Ravet | 11 mars 2024
Cet été, j’ai fait un pèlerinage qui m’a conduit de Taizé à Assise. Dix semaines et environ 1500 km. En plus de la route sans fin, de la solitude, de la prière, de la beauté, d’un petit sac à dos et d’une branche recueillie sur la route qui me servait de bâton, j’avais une autre compagne fidèle, la Bible, source de consolation et de conseils, lumière, prière et murmure de l’Esprit. Je voudrais ici m’arrêter sur le livre des Psaumes dont j’ouvrais les pages trois fois par jour, et dont j’ai pu parcourir deux fois le chemin, constitué de 150 chants, et vous conter en quelques mots leurs murmures à mes oreilles de pèlerin.
La Parole comme chemin
Ce qui frappe d’emblée dans les Psaumes c’est l’image constante de la marche et du chemin, et l’accompagnement fidèle de Dieu. Le premier psaume marque le rythme : le bonheur est chemin (Ps 1,1), celui des justes, il marche comme un arbre planté aux bords des eaux. Voilà la finalité du marcheur biblique : être un arbre, qui se nourrit de lumière et d’eau ; marcher comme sur place, se déprenant du superflu, et plongeant ses racines dans l’essentiel qui fait vivre, sans autre but que marcher à la face de Dieu dans la lumière des vivants (Ps 56,14). Et dans cette marche-enracinement, prêter l’oreille aux bruissements de l’arbre feuillu de vie, le murmure incessant de Dieu, cette voix de fin silence, qu’entendit Élie dans sa caverne. Une écoute sans mots précis, une simple et pure présence vivante qui emplit la vie de son souffle. Et l’arbre plongeant ses racines dans l’eau vive n’est-il pas la croix, et le juste le crucifié, l’humilié, l’éreinté sous le joug des servitudes, des oppressions, des souffrances, l’assoiffé de justice et de paix, avec qui Dieu a fait corps ?
Si la vie est chemin, Dieu est guide et abri sur la route. Car le chemin est toujours périlleux, semé d’embûches, de pièges (Ps 5,9), de malfaisants, de poursuivants (Ps 7,2), égarés dans l’avoir et le pouvoir, qui nous entraînent à leurs suites vers le rien fascinant, distrayant.
Une quantité de psaumes, tel le Psaume 16, chantent le Dieu abri, refuge, soutien. Le pèlerin fragile, menacé, sait qu’au temps de détresse, d’orages, sa tente se dresse sur sa route, pour lui seul, au lieu-dit de son cri, de son angoisse, de sa soif : source de vie (Ps 36,10) et lumière dans les ténèbres (Ps 18,29).
Le malheur aussi s’identifie à la marche, il est chemin qui s’égare. L’égaré est celui qui s’écarte du guide qui ouvre le chemin (Ps 1,6) ou celui que le chemin égare amoureusement pour apprendre à vivre (Ps 2,12) à faire l’épreuve de sa condition terreuse, humble et vulnérable, plutôt que courir fièrement après l’illusion, et qu’aimer le goût du vide (Ps 4,3).
Le chemin comme cri, chant, imprécation, intercession, louange
Le pèlerin avec les Psaumes a en main le guide du parfait routard, qui montre que les égarements, les dévoiements, plus que les chemins balisés, sont les chemins droits du juste, qui apprennent que Dieu seul est chemin, tout en étant celui qui apprend le chemin. On y repère les haltes nécessaires, et le prix de ces haltes, et la manière la plus simple de s’y rendre au moment du désir. Il y a les arbres et les montagnes, le ciel et la terre, les rivières et la mer, la nuit et le jour, le soleil et les étoiles, le chant des oiseaux et le frémissement du vent, l’herbe et le rocher, autant de signes de sa présence aimante, digne de louange. Et il y a l’émerveillement et la douleur, le cri et le chant, la révolte et la louange, la mémoire et le rêve, le présent et l’absence, l’attention et le délaissement, le délassement et le combat avec l’ange. Et les anges toujours sur nos pas à chanter et pleurer, toutes les joies et les larmes du monde, dans le secret du cœur, tout en préservant nos pieds et notre âme de l’abîme.
Avec un tel guide en ses mains, le pèlerin ne peut se croire seul, même dans l’épaisse solitude où le chemin parfois le plonge. Les voix des opprimés, des écrasés, des humiliés, des blessés, des assaillis, des courbés, des souffrants de l’âme et du corps qui s’en dégagent gardent éveillé à la présence au monde, à la tâche pressante de vivre, de combattre la décréation en acte. Pas d’échappatoire dans une paix factice. Mais pas non plus de désespoir, même si d’aventure nos pas croisent le chemin du Ps 22, et que l’angoisse nous prend soudain à la gorge et nous étouffe, un filet d’air s’y fraie in extremis une voie vitale dans la souffrance, souffle ultime de Jésus sur la croix : il s’y tient debout avec nous, persistant à voir dans la nuit noire l’aube joyeuse et apaisante d’une naissance.
Métaphore de la vie
Cette expérience de lecture sur les chemins du pèlerinage et des Psaumes en particulier, en a été une de marche à travers les paysages de Dieu en soi, en quête depuis la naissance du monde. Attention à ses traces discrètes, à ses noms – Saint, Très-Haut, Bonté, Tendresse, Juste, Citadelle, Forteresse, Refuge, Abri, Joie, Berger et tant d’autres au goût d’espérance – dont on apprend à être l’amant (Ps 5,12). Ce sont autant d’empreintes de la Parole aimante de Dieu laissées sur les sentiers de mon être-là, comme celles laissées par mes pieds sur des sentiers boueux, figées par le soleil, ou sitôt effacées par la pluie, ou celles le plus souvent fugaces ou imperceptibles, sur les chemins herbeux ou rocailleux, en lacets et pentus, escarpés et sillonnant le vide, comme sur les chemins creux sillonnant les forêts de châtaigniers, de chênes, de pins, d’hêtres, et tant d’autres espèces sœurs anonymes – arbres-prières, arbres-jalons, arbres-témoins, arbres-soutiens, arbres-souffle-force-et-douceur : métaphore de la vie.
Les Psaumes le confirment en effet, le pèlerinage est métaphore de la vie véritable : dépouillement d’abord, dans lequel l’avoir s’épure lentement en se fondant à l’essentiel, en se mettant à son service. En rappel, une coquille d’escargot recueillie en chemin pendait à mon bâton. Puis marche vers soi, à travers l’au-delà de soi, infini et prévenant, sous le soleil, l’ombre, les bruissements du vent, les orages, les cris sourds du tréfond du monde et le silence qu’évoquent constamment les psaumes ; quête de l’énigme de l’existence, aux abords d’abysses et face à la beauté terrible qui nous laissent nus et terrassés ; présence à l’absence, comme tendresse et compassion, qui ouvre le regard à ce don de vie : par sa lumière nous voyons la lumière (Ps 36,10) ; enfin, attente d’une rencontre sous la figure d’un ange, d’un accueil ou d’une obole de paix rendue aux vivants qui en ont faim ; et espérance d’atteindre l’horizon, qui vient comme un voleur à l’heure du trépas.
Et dans ce chemin tortueux qu’est l’existence, une parole d’en-deçà du monde nous est adressée à chacun, chacune, qu’il faut savoir entendre, et c’est le sens du pèlerinage. La parole de celui qui a œuvré par amour à la création de l’Univers et marché humainement sur la terre, la baignant de lumière et d’une vie donnée, jusque dans sa mort-résurrection. C’est que l’existence est ainsi appelée à être écoute et poésie du Verbe (Jc 1,22), réponse, ne fût-ce qu’en bafouillant, à l’amour donné, combat acharné à ses côtés contre la défiguration de la création et la déshumanisation des êtres humains faits à l’image de Dieu, et ultimement louange et bénédiction, comme nous l’apprennent nos compagnons de route que sont les Psaumes.
Chercheur associé au Centre justice et foi, Jean-Claude Ravet a été rédacteur en chef de la revue Relations de 2005 à 2019.
