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L’espérance, un oui cru à la vie

Jean-Claude RavetJean-Claude Ravet | 9 septembre 2024

J’ai déjà abordé le thème de l’espérance dans un article précédent (« Le temps de l’espérance ») ; j’aimerais y revenir. Il est d’une telle actualité, dans un monde qui se défait de plus en plus sous les coups répétés de la rapacité humaine et du cynisme, et si central en christianisme. Je dirais même que l’espérance est une particularité de celui-ci. Péguy en traçait le portrait sous les traits de la petite fille espérance, dans Le Porche de la deuxième vertu. Mais l’image mièvre qu’il en reste bien souvent appauvrit son propos. Elle est bien liée à l’enfance, telle que l’Évangile en fait l’éloge, comme ouverture confiante à la présence aimante de Dieu parmi nous, en chacun de nous. Et cette confiance déborde ce qui est. Et embrasse ce qui sera. C’est la force de la naissance. Des nouveaux commencements. Des possibles à être, à naître.

Il y a en chacun de nous, il y a parmi nous, une capacité miraculeuse de rompre la chaîne des causalités, de la fatalité, de l’attendu. La naissance est la possibilité de l’impossible, de l’inexplicable. Le miracle de la vie. Ce qui n’est pas de l’ordre de la maîtrise, du calcul, mais de l’abandon sereine à ce qui n’est pas, à l’advenir. C’est le plus difficile, comme un saut dans le vide, quand le présent resserre son étau, écrasant tout espoir. En effet, l’espérance, faut-il le rappeler, n’a rien à voir avec l’espoir, orienté vers un but, alors qu’elle n’est que pur élan et jaillissement. Elle est la sève de la vie. Elle maintient la marche. Les disciples de Jésus y sont confrontés sans cesse : la lumière qui perce les ténèbres, alors que les ténèbres semblent triomphantes. Suivre Jésus c’est être, ultimement, soutenu par l’espérance. Elle est un autre nom de la résurrection. Sans elle, la mort est victorieuse. Et la croix, signe l’échec : les bourreaux et l’injustice ont le dernier mot.

L’espérance est confiance jusqu’à l’insensé, parce qu’elle fondée sur l’amour inconditionnel de Dieu, puissance de création. Le chaos, la boue, la noirceur, l’angoisse, le péché même, la croix, sont la matière première de son jaillissement : c’est avec une eau souillée, dit Péguy, qu’elle fait jaillir une source d’eau vive. La faiblesse, est puissance de Dieu, dit saint Paul. Comme le rappelle la souffrance dans l’amour même. L’espérance c’est le oui à la croix signe de l’amour plus que de la mort. C’est pourquoi elle est au cœur de la marche à la suite de Jésus, témoignage, résistance et combat, et qu’elle est à même de frayer avec l’angoisse au plus près de ses abîmes, et de l’affronter.

L’enfance comme image de l’espérance renvoie au seuil de l’existence, rivée à l’amour, dépourvue de toute ingratitude héritée de l’épreuve du temps. Une existence qui adhère tout entière à sa raison de vivre.

Espérance incarnée

Le lien étroit entre enfance et espérance est en relation avec le temps de misère et de silence de Dieu, qui est celui des Évangiles, qui est aussi le nôtre, dans lequel souffrent tout particulièrement les accablés, les fourbus sous le poids écrasant d’une existence marquée au fer rouge de l’injustice et du mal. Les guerres, la haine armée, les amas de ruines fumantes, la faim atroce, le rejet de multitudes dans l’inhumanité, ainsi que le pillage de la Terre elle-même, violentée par la puissance de l’Argent, contaminent l’air que tous respirent, ne laissant aucun recoin indemne, pénétrant la conscience jusqu’à l’âme... Ni l’indifférence, ni les ripailles obscènes de qui se croit au-dessus de la mêlée n’y changent rien. Le monde est un. Les frontières humaines n’empêchent pas les cris et les pleurs, ni le sang innocent versé d’entacher la terre entière.

Nous sommes solidaires, qu’on le veuille ou non, du mal comme du bien. C’est pourquoi, le cri, l’indignation, la colère, la révolte, expriment toujours l’état intenable du monde. C’est pourquoi aussi les grands, les puissants et les riches exigent, pour l’étouffer, un culte sans relâche aux idoles de la fatalité et de la résignation, en même temps qu’ils s’évertuent, eux, à s’extraire du monde commun, en se construisant une bulle virtuelle, qu’ils rêvent post-humaine et post-terrienne. Et c’est pourquoi la tentation du désespoir menacent toujours les êtres qui répugnent à se soumettre à cet état de choses. C’est bien dans ce terreau contaminé que germe l’espérance, où se mêlent détresses et cris, elle, pourtant, si rayonnante et joyeuse, dont les fruits sont joie, bonté, paix, douceur (Ga 6,3).

Ainsi va l’espérance, le fruit béni du souffle de Dieu, dont on ne sait d’où il vient ni où il va (Jn 3,8), animant la marche à la suite de Jésus, image de Dieu, incarné et crucifié. L’abandonné et maudit de Dieu sur la croix, aux yeux du monde juif (Ga 3,13), et pour l’Empire, le justement châtié, pour avoir annoncé et manifesté la Bonne Nouvelle aux pauvres qui bouleversait les assises du monde – cet homme, Dieu l’a ressuscité. Contre toute attente. « Scandale pour les juifs, folie pour les païens… mais Sagesse et Puissance de Dieu » (1 Co 1,23-24), cette résurrection atteste que cette Bonne Nouvelle annoncée et vécue au milieu des exclus de la bonne société, des écrasés par le mal et l’injustice, des sans-espoir, était bien celle de Dieu. Volonté de Dieu. Et que celui qui en a été le témoin fidèle jusqu’à donner sa vie par amour est en plénitude la manifestation de l’Amour de Dieu pour l’humanité et sa création toute entière, et ainsi « chemin de vie ». Cette voie ouvre ainsi à un monde nouveau dans lequel l’amour est à la base de toute relation : entre humains, entre les humains et la nature, entre les humains et Dieu.

C’est portés par ce souffle vivant que les « adeptes de la Voie » (Ac 9,2), comme se nommaient les premiers chrétiens, poursuivent ce témoignage : résistance en Jésus, victorieux du mal – « agneau égorgé dressé debout » (Ap 5,6) – et combat à ses côtés contre tout ce qui défigure la création bien-aimée de Dieu. Or, cette voie dans laquelle ils s’engagent n’esquive pas celle qu’a prise Jésus, semée de conflits, d’épreuves, de souffrances, de cris d’abandon ; à la différence que nous la suivons habités de sa présence, et que le silence insoutenable de Dieu, qu’il a éprouvé sur la croix, s’il nous est donné de l’éprouver, se fond à la voix de Dieu qui s’est fait entendre une fois pour toute dans sa résurrection. Dans la nuit de la foi, Jésus promet de veiller avec nous.

Une réponse à la grâce

L’espérance prend toute sa signification chrétienne en regard de la grâce de Dieu reçue gratuitement. Au « Oui de Dieu » dont la vie de Jésus témoigne répond l’Amen de l’espérance (2 Co 1,20-21) de ses disciples à sa suite, exprimant la gratitude de vivre une vie plus forte que ce qui l’entrave, une vie imprégnée de « l’amour de Dieu répandu dans nos cœurs par l’Esprit saint qui nous a été donné » (Rm 5,5), même si elle est parfois mêlée de plaintes – réponse qui engage, comme Jésus, avec lui, à se tenir debout quand plus rien ne tient. 

Cette grâce à laquelle répond la gratitude est en même temps un appel au don. L’espérance nous est donnée à cause des sans-espoir, dit Walter Benjamin. Elle est œuvre bienfaisante. Comme une lumière, aussi faible ou vacillante soit-elle, brille au milieu des ténèbres, permet à beaucoup de vivre, ou le visage d’un nouveau-né contre lequel peut se briser, à l’instant fugace d’un regard, toute la laideur du monde.

Ancien rédacteur en chef de Relations(2005-2019), Jean-Claude Ravet a publié chez Nota Bene Le désert et l’oasis. Essais de résistance (2016), et La nuit et l’aube. Résistances spirituelles à la destruction du monde, à paraître en octobre 2024.

Hammourabi

Justice sociale

Les textes proposés provoquent et nous font réfléchir sur des enjeux sociaux à la lumière des Écritures. La chronique a été alimentée par Claude Lacaille pendant plusieurs années. Depuis 2017, les textes sont signés par une équipe de collaborateurs.