L’entrée à Jérusalem. Giotto, circa 1305. Fresque de la chapelle Scrovegni, Padoue (Widipedia).

Ânon! Jésus de Nazareth arrive en ville!

Francis Daoust Francis Daoust | Dimanche des rameaux et de la passion (A) – 5 avril 2020

Entrée messianique à Jérusalem : Matthieu 21, 1-11
Les lectures : Isaïe 50, 4-7; Psaume 21 (22) ; Philippiens 2, 6-11; Matthieu 26, 14–27, 66
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.

Les ennemis de Jésus devaient être très mécontents de son arrivée à Jérusalem. Celui-ci avait séduit les foules de Galilée, avec son enseignement novateur et dérangeant, et voici qu’il se présente maintenant aux portes de la ville où se trouvent en quelque sorte les quartiers généraux de leur autorité. Les quatre évangélistes élaborent d’ailleurs une mise en scène complexe afin de présenter Jésus, non pas comme un prédicateur itinérant de passage à Jérusalem, mais comme un roi triomphant qui entre dans la ville sainte afin de prendre possession du trône qui lui appartient.

Lorsqu’on s’intéresse de plus près aux quatre récits, on remarque que les branchages agités par la foule n’occupent pas une place importante. Les évangiles de Matthieu, Marc et Jean ne leur consacrent en effet qu’un seul verset, alors que l’évangile de Luc les ignore totalement. Les acclamations de la foule sont présentes dans les quatre évangiles, mais se limitent elles aussi à un seul verset (deux chez Marc). Cependant le développement au sujet de l’ânon mobilise sept versets chez chacun des synoptiques, soit près des deux tiers du texte. Il importe donc de s’intéresser de près à cet animal et à ce qu’il représente et évoque dans la Bible, afin de mieux comprendre le récit de l’entrée triomphante de Jésus à Jérusalem.

Un animal familier et de bonne valeur

L’Ancien Testament parle de l’âne à profusion. L’emploi de mots issus de racines différentes pour désigner le mâle (hamôr), la femelle (athôn) et le petit (‘ayir), indique qu’il s’agit d’un animal familier ayant des fonctions polyvalentes : il peut servir de monture, d’animal de trait dans les travaux agricoles, ou de « véhicule » de transport pour les marchandises. La bonne valeur de l’âne est attestée à plusieurs reprises puisqu’il fait partie du compte des butins de guerre (voir par exemple Nombres 31,34) et de l’évaluation des richesses personnelles (voir par exemple Job 1,3). Fait amusant, l’ânesse de Balaam (Nombres 22) est, avec le serpent de Genèse 3, le seul animal de la Bible à être doué de la faculté de parler.

Étonnement, il se fait très rare dans le Nouveau Testament. En effet, outre le récit de l’entrée triomphale de Jésus à Jérusalem, il n’est évoqué que très brièvement dans l’histoire, propre à Luc, de la guérison de la femme courbée (Luc 13,10-17). Dans cet épisode, l’âne est considéré à nouveau comme un bien de bonne valeur, voire même comme un animal digne de compassion. En effet, Jésus, accusé d’avoir opéré une guérison le jour du sabbat, fait remarquer à ses adversaires qu’eux-mêmes enfreignent la loi interdisant tout travail le jour du sabbat (Exode 31,12-17) lorsqu’ils délient chacun leur âne de sa mangeoire pour le mener boire (Luc 13,15).

La présence de cet animal dans le récit de l’entrée de Jésus à Jérusalem surprend donc, car l’Ancien Testament le situe habituellement dans un contexte rural et que le Nouveau Testament lui prête habituellement peu d’intérêt. De plus, bien que le ministère itinérant de Jésus ait dû vraisemblablement l’obliger à voyager régulièrement à dos d’âne, on ne le mentionne jamais, à l’exception du récit qui nous intéresse ici. Il semble donc évident que l’animal ne remplit pas une fonction pratique dans cet épisode, mais y joue plutôt un rôle symbolique.

Un problème de citations

C’est à l’aide d’une citation tirée de l’Ancien Testament que l’évangile de Matthieu explique la présence et, par le fait même, la signification de l’ânon dans ce récit. Ajoutant une ânesse, qui est absente des récits des évangiles de Marc et de Luc, il cite un amalgame d’Isaïe 62,11 : Dites à la fille de Sion et de la prophétie messianique de Zacharie 9,9 : Jubile de toute ton âme, fille de Sion; acclame, fille de Jérusalem! Voici que ton roi vient à toi ; il est juste et victorieux. Humble et monté sur un âne ; sur un ânon, petit d’ânesse. Il s’agit là d’une pratique chère au premier évangile, qui s’adresse à des chrétiens issus du judaïsme et qui désire présenter le ministère et la personne de Jésus comme accomplissements des Écritures. La référence est habile, puisqu’elle reprend trois éléments présents dans le récit : le déroulement de l’action à Jérusalem, la présence de l’ânesse et de l’ânon et les acclamations joyeuses de la foule.

Mais pour y arriver, Matthieu a légèrement « truqué » le texte source de Marc en ajoutant une ânesse. Or, si Marc avait souhaité évoquer uniquement la prophétie de Zacharie 9,9, il n’aurait pas omis la mention de l’ânesse. De plus, si Luc avait repéré une erreur chez Marc, il aurait lui aussi ajouté une ânesse à son récit. Ceci signifie deux choses : d’abord que le récit plus ancien de Marc pouvait se référer à plusieurs passages différents de l’Ancien Testament et, ensuite, que Matthieu a choisi volontairement d’orienter ses lecteurs uniquement sur la prophétie de Zacharie 9,9. Il s’agit là d’une pratique habituelle du premier évangile qui privilégie les citations des Prophètes lorsqu’il est question d’accomplissement des Écritures, et celles de la Loi lorsqu’il est question de conduite personnelle.

Quant à Marc, en plus de Zacharie 9,9, il évoque vraisemblablement la bénédiction de Jacob pour son fils Juda, selon laquelle :

le sceptre ne s’écartera pas de Juda,
     ni le bâton de chef d’entre ses pieds,
jusqu’à ce que vienne celui auquel il appartient
     et à qui les peuples obéiront.
Il attache à la vigne son ânon;
     au cep, le petit de son ânesse.
Dans le vin il nettoie son habit;
     dans le sang des raisins, son manteau.
(Genèse 49,10-11)

Ce texte présente davantage de points communs avec le récit de l’entrée de Jésus à Jérusalem : la mention de Juda (dont Jérusalem est la capitale), l’autorité absolue du roi à venir, l’ânon, l’action d’attacher ou de détacher l’ânon, le manteau et, à la limite, la vigne et les rameaux.

« Le Seigneur en a besoin »

La question de l’autorité du roi à venir est incontournable, car elle constitue le point tournant du récit de l’entrée triomphale de Jésus à Jérusalem. En effet, le récit contient un problème qu’on ne peut ignorer : Jésus a besoin d’un ânon pour être reconnu comme messie lors de son entrée à Jérusalem, mais personne de son plein gré ne laisserait deux inconnus – des Galiléens de surcroît! – partir avec un animal d’une telle valeur. Les lecteurs attentifs auront d’ailleurs remarqué que le problème semble facilement escamoté et qu’aujourd’hui « délier » la BMW d’un inconnu, parce que le Seigneur en a besoin, risque davantage de conduire le malfaiteur  au poste de police… Ou bien le texte est mal construit et comporte un élément invraisemblable auquel il est préférable de ne pas porter attention, ou bien il est particulièrement bien ficelé et contient à cet endroit précis la clé de lecture de tout l’épisode. Nous optons clairement pour la deuxième possibilité.

Plusieurs exégètes modernes ont tenté d’expliquer le problème maladroitement en affirmant que les disciples de tout évidence retourneraient l’ânon après son utilisation. Mais cette interprétation va diamétralement à l’encontre du sens du texte. En effet, ce que le récit souligne ici est l’autorité frappante du messie, à laquelle personne ne saurait s’opposer. Il serait donc insensé de situer cette autorité en deçà des lois civiles portant sur les biens personnels. D’ailleurs, le texte ne laisse aucunement planer cette possibilité.

C’est véritablement l’autorité de Jésus qui est au cœur de ce récit, une autorité à laquelle on ne peut s’opposer et qui lui permet de prendre ce qui lui revient par droit divin. Mais contrairement aux rois du Proche-Orient ancien, il ne s’empare pas de Jérusalem de manière violente. Sa puissance est d’un autre ordre et se manifeste par l’autorité de sa parole.

Une autorité participative

Paré d’une telle autorité, Jésus pourrait très bien aller chercher l’ânon lui-même. Mais il envoie plutôt deux de ses disciples le quérir pour lui. Ce sont eux qui, munis de la parole d’autorité de Jésus, rempliront la mission qui permettra à Jésus d’être reconnu comme messie. C’est la même mission qu’ils auront à remplir après la mort et la résurrection de Jésus. Ce dernier serait-il en train de les former à cette mission future, au moment où il se prépare à entrer à Jérusalem, là-même où, il le sait bien, la mort l’attend? Et ce récit aurait-il pour but de nous inviter, nous qui sommes disciples de Jésus aujourd’hui, à proclamer sa parole avec confiance afin que les plus petits, les plus faibles et les plus démunis puissent célébrer dans la joie l’arrivée du messie?

Francis Daoust est bibliste et directeur de la Société catholique de la Bible (SOCABI).

Source : Le Feuillet biblique, no 2658. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.

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