Les messagers racontent à Job ses malheurs. William Blake (Wikipédia).

2. Le prologue du livre de Job et le cri de sa souffrance

Hervé TremblayHervé Tremblay | 26 février 2024

Connaître le livre de Job est une série d’articles où Hervé Tremblay nous introduit à un genre littéraire singulier et à une œuvre qui se démarque dans la grande bibliothèque qu’est la Bible.

Dans notre première chronique, nous avons proposé une introduction rapide au livre de Job et invité à lire le livre. Nous allons maintenant commencer à commenter les différentes parties de l’œuvre.

Le prologue en prose (Job 1–2)

Comme nous disions dans l’article précédent, le livre de Job commence par un bref récit en prose qui contient les éléments suivants :

Présentation de Job et de sa famille.

  • Job n’est pas un Israélite ; il semble qu’il soit Édomite. Le pays de Uç est mentionné en Lm 4,21 en parallèle avec Édom. Le nom se trouve aussi dans la liste des rois d’Édom (Gn 36,28) et dans Jr 25,20 sans précision géographique.
  • Job est riche selon les critères du monde ancien ; pas en argent mais en possessions dans une économie essentiellement agricole (troupeaux, terres, serviteurs, etc.).
  • Job est « intègre et droit » (1,1). Nous avons interrogé la fois précédente cette intégrité et droiture de Job, puisque, n’étant pas Juif, il ne peut donc pas suivre la Torah. Son type de droiture n’est pas précisé autrement que par la formule générale qu’il « craignait Dieu et s’écartait du mal » (ce qui pourrait être considéré comme suffisant). Cependant, même si Job n’est pas présenté comme un Juif, les lecteurs du livre l’étaient. Est-il possible qu’ils comprennent, eux, l’intégrité et la droiture de Job par rapport à la Torah?
  • Mais il y a plus. On a noté que la religion de Job est un peu discutable. En effet, en 1,5 Job offre des sacrifices pour ses enfants juste au cas où… Cela ne semble pas une foi marquée par la confiance. Cette petite note lance la question qui ne trouverait de réponse qu’à la fin du livre : Job change-t-il? Est-il le même à la fin de son expérience? À suivre…

Puis on présente la cour céleste dans laquelle Dieu se vante de son serviteur Job. Mais il y a un être divin (appelé ici « fils de l’ / des élohim ») malveillant qui « accuse » Job de servir Dieu uniquement parce qu’il y trouve son avantage : c’est la signification même du mot satan. Dans une espèce de gageure bizarre, Dieu mise sur Job et permet au satan de l’éprouver pour vérifier la valeur de sa fidélité, pour savoir s’il sert Dieu gratuitement ou non. Il est clair que Dieu est le maître puisque le satan a besoin de sa permission pour agir. La question de l’intérêt personnel des croyants dans leur rapport avec Dieu a été posée à plusieurs reprises et de plusieurs manières au long des siècles et dépasse le cadre de cette chronique. Mais il est clair qu’elle vaut la peine d’être posée.

En deux étapes où le même scénario se répète, le satan frappe d’abord Job dans ses biens matériels seulement. De riche qu’il était, Job devient pauvre en perdant tout par étapes : ses bœufs, ses moutons, ses chameaux, ses serviteurs, un peu à chaque fois. Enfin, ce sont les enfants de Job qui meurent. Job accepte tout et bénit Dieu (1,21-22).

Comme Dieu est encore très content de son serviteur Job et constate qu’il a misé sur le bon joueur, le satan continue ses accusations ; il passe des biens à la propre vie de Job. Avec une seconde permission de Dieu, il frappe alors Job d’une maladie mortelle. Job pense donc qu’il va bientôt mourir. Cette certitude de la mort prochaine va influencer tous les discours de Job avec ses « amis » dans le reste du livre. Encore une fois, Job accepte la volonté de Dieu et non seulement ne maudit pas Dieu mais, en réponse aux provocations de sa femme dont on ne connaît pas le sort final, au contraire le bénit (2,10).

Les malheurs de Job sont donc décrits en deux panneaux parfaitement parallèles :

Entrée du satan 1,6-12 2,1-6
Série d’épreuves 1,13-19 2,7-9
Réponse de Job 1,20-22 2,10

C’est alors que, dans un geste magnifique d’amitié, trois « amis » de Job viennent le plaindre et le consoler (2,11-13) : Éliphaz de Témân, Bildad de Shuah et Çophar de Naamat. D’après ce qu’on peut savoir à partir des emplois bibliques, Témân serait une région du pays d’Édom, entre le Sinaï et le sud de Juda. On est moins certain pour les deux autres, mais on pense généralement à des endroits dans le même voisinage. Si cela est exact, les « amis » de Job étaient Édomites, comme Job lui-même. Or, Édom était à la fois l’un des pires ennemis d’Israël (voir Éz 25,12-14 ; 35 ; Lm 4,21-22; Ps 137,7; Ab 8-14) et aussi un pays reconnu pour sa sagesse (voir 1 R 5,10 ; Jr 49,7 ; Ba 3,22-23 ; Ab 8). Quelle était l’intention de l’auteur en y plaçant ses personnages principaux?

Dans une extraordinaire compassion et solidarité, les trois hommes s’assoient avec Job en silence pendant sept jours et sept nuits (2,12-13). Quand la souffrance est extrême, toute parole est souvent de trop. C’est ce que les « amis » ont compris. Cette période indique aussi que les épreuves de Job durent longtemps, ce qui explique peut-être son changement radical d’attitude. Le lecteur a une impression favorable de profonde sympathie de la part des « amis » ; aussi, sera-t-il très surpris lorsqu’ils ouvriront la bouche.

Cette introduction en prose pose des questions aux croyants monothéistes que nous sommes devenus dans le judaïsme et le christianisme. À l’origine, ce texte s’inscrivait-il dans un contexte monothéisme ou a-t-il été écrit avant la naissance de cette croyance? La tendance des croyants d’aujourd’hui est de lire Job 1–2 comme un écrit monothéiste et, du coup, de voir le diable ou le démon derrière le satan qui deviendra Satan plus tard. Mais est-bien l’intention de l’auteur? Il est difficile de le défendre. En effet, le problème n’est pas tant yhwh lui-même que la cour céleste qui l’entoure et dont les êtres divins ne sont pas clairement identifiés.

Théories littéraires

Vu le style littéraire nettement différent du prologue par rapport aux poèmes, on a supposé naturellement que ces chapitres en prose étaient plus anciens que les poèmes et leur auraient servi de base. On aurait donc inséré les poèmes dans un vieux conte. De fait, on peut lire ces chapitres à la suite (Jb 1,1–2,13 + 42,7-17), en sautant tous les poèmes de Jb 3 à Jb 42,6 et cela donne un petit conte folklorique plutôt complet (ce qui ne prouve rien en soi). Peut-être même que la fin du livre se comprend mieux dans ce contexte (nous en reparlerons).

Si c’est bien le cas, si un auteur a inséré les poèmes dans un vieux conte préexistant. On ne peut pas ne pas être surpris des différences, voire des désaccords, qu’il aurait laissés entre ces quelques chapitres en prose et le corps du livre en poésies. Une première différence est l’emploi des noms divins. Les parties en prose parlent de yhwh [1] alors que Job et ses « amis » utilisent surtout Éloah et Shaddaï. Mais il faut faire attention puisque ces deux derniers noms seraient des archaïsmes voulus. En d’autres termes, on aurait voulu que le livre ait l’air plus ancien qu’il ne l’est en réalité.

Les autres différences les plus notables seraient les suivantes :

Prologue / épilogue en prose Poèmes
Job grand seigneur du désert Non loin d’une ville
Tous les enfants de Job meurent 19,17
Abandon filial et patient à Dieu Attitude inquiète, angoissée et désespérée

Il y a donc de bons arguments en faveur de l’indépendance littéraire des parties en prose par rapport aux poèmes. Mais les poèmes ne peuvent pas se comprendre sans ce prologue qui a dû exister sous quelque forme.

  • C’est le prologue en prose qui présente Job et son épreuve ;
  • C’est le prologue en prose qui présente les « amis » et leur venue.

Il reste que la plupart des spécialistes pensent que l’on serait en présence de deux éléments primitivement distincts. Si ce n’est pas le cas, il faudrait pouvoir expliquer pourquoi un seul et même auteur aurait écrit ce genre de livre. Le mieux serait de supposer que l’auteur des poèmes a pris pour point de départ de son œuvre un vieux conte populaire et qu’il se serait contenté d’y faire quelques retouches qui préparent les poèmes, comme 2,11-13 (arrivée des trois « amis » de Job) et 42,7-11 (approbation de Job par Dieu). Il reste une autre possibilité, évoquée par les exégètes synchronistes, c’est que ces chapitres en prose soient une composition originale à caractère archaïsant soit de l’auteur même des poèmes soit d’un contemporain. Dans ce cas, les questions que nous avons soulevées demeurent.

Quoi qu’il en soit de ces théories exégétiques, il reste qu’il y a des problèmes de logique narrative et théologique. Il est difficile de comprendre qu’un sujet aussi sérieux que la souffrance imméritée ou le principe de rétribution traditionnel puissent avoir été causées par un pari entre un Dieu vantard et un peu naïf et le plus cynique des membres de la cour céleste. Même si le point central du défi du satan restera au cœur de tout le livre (Job sert-il Dieu gratuitement, pour rien?), le point de départ drolatique reste difficile à concilier avec le sérieux du livre. Peut-être que l’auteur n’avait rien de mieux qu’un vieux conte populaire pour amorcer une discussion sur la condition humaine, le « donnant-donnant » d’une certaine conception de la religion et la pureté d’une foi qui ne demande pas de comptes à Dieu. Mais il reste que son choix nous laisse avec plusieurs questions.

Job commence à parler (Job 3)

Après ces sept longs jours de silence, Job prend la parole, mais, surprise! Ce n’est plus pour louer Dieu et le bénir, mais c’est pour maudire non pas Dieu mais sa propre vie. Le chapitre 3 du livre de Job est un chef-d’œuvre qu’on ne peut pas lire sans émotion! Comme le prophète Jérémie qui a tant souffert pour l’annonce de la parole (Jr 20,13-18), c’est le trop-plein de souffrance qui rompt le silence et éclate dans un long cri. En net contraste avec l’homme de foi patient et soumis du prologue, c’est un Job amer et agressif qui prononce ses premières paroles qui vont culminer dans la question du « pourquoi? » :

  • Job commence par une malédiction du jour de sa naissance (3,3-10). En d’autres termes, Job aurait préféré ne pas être né, ne pas avoir existé, tant sa souffrance est extrême.
  • Viennent ensuite les premiers « pourquoi? » (v. 11-19).
  • À partir du v. 14 , Job généralise son cas à tous les humains souffrants et se pose déjà en porte-parole de toute l’humanité souffrante.
  • Puis Job dénonce subtilement celui qui, tout au long des dialogues, sera tenu pour le responsable, Dieu lui-même [2] : « il » au v. 20 ; « Éloah » au v. 23.
  • Job achève son discours en parlant de son angoisse (v. 24-26), comme il le fera dans tous ses discours du livre.

Le ton du reste du livre est lancé. Après ce premier discours de Job, les trois cycles avec les trois « amis » vont commencer. Si on s’est demandé pourquoi nous avons toujours écrits « amis » avec des guillemets, on comprendra à la lecture de ce qu’ils vont dire à Job. Bonne lecture.

Hervé Tremblay est professeur au Collège universitaire dominicain (Ottawa).

[1] Jb 1,6.72.8.9.12.212; 2,12.22.3.4.6; 38,1; 40,1.3.6; 42,1.72.93.102.11.12.
[2] Accuser Dieu a toujours été délicat. Aussi, les versions anciennes et les traducteurs ont-ils parfois essayé de diminuer ou de relativiser cette accusation. C’est surtout l’œuvre de la traduction grecque des Septante. Mais on peut aussi le voir dans la manière dont la Bible de Jérusalem a traduit 3,20 en remplaçant une 3e personne du singulier (« Pourquoi donne-t-il? » en hébreu) par un infinitif plus neutre (« Pourquoi donner? »).

Comprendre la Bible

Comprendre la Bible

Vous éprouvez des difficultés dans votre lecture des Écritures? Le sens de certains mots vous échappent? Cette section répond à des questions que nous posent les internautes. Cette chronique vise une meilleure compréhension de la Bible en tenant compte de ses dimensions culturelle et historique.