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chronique du 24 septembre 2004
 

 

Marthe et Marie,
un conflit entre soeurs

 

Le Christ chez Marthe et Marie

Le Christ dans la maison de Marthe et Marie
Jan Vermeer van Delft
Huile sur toile, 1654-55
National Gallery of Scotland, Edinburgh

 

Comme ils étaient en route, il entra dans un village et une femme du nom de Marthe le reçut dans sa maison. Elle avait une soeur nommée Marie qui, s'étant assise aux pieds du Seigneur, écoutait sa parole. Marthe s'affairait à un service compliqué. Elle survint et dit : « Seigneur, cela ne te fait rien que ma soeur m'ait laissée seule à faire le service ? Dis-lui donc de m'aider. » Le Seigneur lui répondit : « Marthe, Marthe, tu t'inquiètes et t'agites pour bien des choses. Une seule est nécessaire. C'est bien Marie qui a choisi la meilleure part ; elle ne lui sera pas enlevée. »

Luc 10, 38 - 42 selon la TOB (Traduction oecuménique de la Bible)

     Jésus est en route pour Jérusalem (Luc 9,31 ss). Il vient de raconter l'histoire du bon samaritain qui descend vers Jéricho, alors que lui est en train de monter vers Jérusalem. Vient-il de Jéricho, sise à 27 km au nord-est de Jérusalem ? A-t-il fait ce détour en venant de Samarie ? La route est difficile, en dehors même de tout brigandage, qui mène de la ville la plus basse au monde, à environ 250 m au-dessous du niveau de la mer, à Jérusalem, à plus de 1000 m d'altitude, une dénivellation de plus de 1200 m sur moins de trente km.

     Dans la Bible, les localités, entourées de murailles et abritant la population, peuvent être comparées à des mères abritant dans leur sein leurs enfants. Jésus, qui vient avec ses disciples de vivre la difficulté à être accueilli dans certaines villes, est en montée vers la Jérusalem terrestre, engendrant par la chair, mais aussi vers la Jérusalem d'en haut, mère qui engendrera par l'esprit (Galates 4,26). Dans cette montée, et comme pour reprendre des forces avant les épreuve qui l'attendent, Jésus entre dans le village de Béthanie, d'après Jean 11,1, et dans la maison de Marthe. La maison symbolise elle aussi le refuge et le sein maternel, l'être intérieur et les mouvements de l'âme assimilés aux déplacements dans une maison, entre cave et galetas. Il y a une proximité de racine en hébreu entre le mot bait, maison, et le mot bat, soeur utérine, habitante d'une ville.

     Ainsi, racontant la descente du bon samaritain et la montée de Jésus, le texte de Luc dit la capacité de Jésus à gravir les difficultés pour faire descendre Dieu sur terre et à affronter la descente aux enfers pour faire monter l'âme vers Dieu. Et il dit dans le même temps, de manière plus inconsciente et plus secrète, le besoin impératif de Jésus de se ressourcer, de trouver refuge pour laisser à son âme la possibilité de se nourrir : montée vers Jérusalem, mère spirituelle, arrêt au village, pause dans la maison de « sa soeur » Marthe. Et si Luc ne fait pas mention de Béthanie dans ce texte, c'est ici qu'il placera le récit de l'Ascension au chapitre 24, c'est de là que le Ressuscité descendu aux enfers montera auprès du Père.

     Marthe reçoit Jésus chez elle. Elle l'accueille dans sa propre maison, ce qui indique qu'elle est une femme indépendante, maîtresse de sa vie et gérant ses propres biens. Cela est encore renforcé par son nom, Marthe, prénom unique dans la Bible et qui signifie Dame, Maîtresse. Elle a un frère, Lazare, et une soeur, Marie. Dans l'évangile de Jean (chapitres 11 et 12), Lazare meurt et Jésus le ressuscite après l'une des plus belles déclarations de foi de l'évangile, faite par Marthe.

     Marthe est la femme qui va au-devant des gens et des choses, qui dit ce qu'il y a à dire, qui fait ce qu'il y a à faire et qui le fait avec une confiance inébranlable en la vie et en Dieu. Elle est capable d'affronter la réalité de la mort et de croire que tout est possible. Et Jésus l'aime beaucoup (Jean 11,5). Ce qui place aussi leur dialogue sous un autre éclairage : ils sont amis et se parlent avec toute la franchise de l'amitié.

     Marthe reçoit Jésus chez elle et c'est un peu le branle-bas de combat. Il y a tant à organiser, c'est un service compliqué. Sans doute que l'intendance n'est pas facile avec tous ces gaillards qui débarquent, qu'il faut fournir en eau pour la purification (avec cette eau qu'il faut aller puiser), nourrir et peut-être loger. Combien sont-ils ? À peine un peu plus tôt, il est dit que Jésus a nommé soixante douze nouveaux disciples. Sont-ils tous avec lui ? Sans compter les voisins qui viennent certainement voir ce qui se passe... On peut se faire une petite idée de l'agitation qui devait régner dans cette maison! En tout cas, d'après Luc, la situation à laquelle Marthe est confrontée est suffisamment compliquée pour en faire mention explicitement.

     Marthe accueille Jésus et sa suite en toute liberté, présente et attentive, incarnant ce samaritain dont Jésus vient de parler. La parabole se terminait par un envoi : « Va » et tous se sont mis en route. L'arrivée à Béthanie est un peu comme la continuation d'un chemin entrepris à partir de la question : qui est mon prochain ? Dans son histoire, Jésus affirmait la proximité de celui qui a pris soin, en toute liberté, du blessé. Non pas de celui qui écoute la parole et réfléchit à son sens, et non pas celui qui la transpose dans le quotidien sous forme de lois et de règlements, mais de celui qui fait ce qu'il y a à faire au quotidien.

     À présent, le voilà réfugié chez Marthe, efficace à lui offrir un abri, un temps et un espace de repos, qui fait ce qu'il faut. Et voilà que Jésus renverse tout: Marthe prend soin de Jésus et Marie écoute, mais la bonne part revient à Marie. Alors quoi ?

     Avec Jésus, jamais de règles de comportement définitives ou d'enfermements ! Il faut s'attendre à tout moment à être bousculée ! A ce moment précis, le bousculement vient du questionnement même de Marthe. Elle fait ce qu'il faut, mais elle dit aussi ce qu'elle pense. Et ce qu'elle pense ne s'adresse pas à Marie, mais bien à Jésus : « Est-ce que cela ne te fait rien que ma soeur me laisse seule à faire le service ? Dis-lui de m'aider ! »

     Voilà qui est inhabituel : une maîtresse femme libre qui demande à un homme étranger à son foyer de se mêler d'affaires non seulement domestiques mais encore familiales ! Un signe de plus de l'amitié qui les lie, mais aussi de la liberté de cette femme qui ne craint pas d'apparaître sous un mauvais jour, qui ne craint pas d'exprimer clairement son mécontentement et ses attentes, qui ne remâche pas sa rancoeur dans son coin mais exprime son insatisfaction et sa frustration. Une femme qui sait dire quand elle a besoin d'aide et quand elle pense que son invité accapare trop l'attention. Elle ne craint même pas de passer pour une mauvaise hôtesse ou une soeur jalouse. Merveilleuse Marthe, franche, fidèle et directe, même devant son ami, son invité.

     Mais pourquoi ne s'adresse-t-elle pas à Marie ? Apparemment, elle ne pense pas que cela serve à quoi que ce soit. S'est-elle aperçue que Marie est sans doute follement amoureuse de Jésus, comme le suggère le texte en mentionnant qu'elle s'installe à ses pieds, comme Ruth aux pieds de Booz ?

     Marthe en tout cas voit sa soeur écouter la parole de Jésus. Elle est entièrement absorbée. Parole singulière et écoute unique, si chères à ce peuple juif, en écho au « Écoute Israël » ouvrant les Dix Paroles ; qui implique un engagement de toute la personne et la communauté dans l'écoute, une disponibilité intérieure en lien avec le divin et une capacité à l'obéissance. Ecouter Jésus, c'est aussi revisiter les Dix Paroles de manière renouvelée.

     Marthe semble penser que seul Jésus peut arracher Marie à sa méditation, à sa comtemplation, à son receuillement et rendre Marie au travail domestique. Avec son interpellation elle paraît dire que seul Jésus captive Marie et l'empêche de faire ce qu'elle doit. Marthe renvoie Jésus à ses responsabilités : « cela ne te préoccupes pas ? ». Elle ne parle pas à sa soeur.

     Là où la lecture traditionnelle voit d'abord de la jalousie, je suis frappée par l'absence de relation et de dialogue et l'incapacité de Marthe à accorder à Marie le statut de vis-à-vis et à lui demander quoi que ce soit.

     La relation directe entre soeurs, sans médiation, est un aussi un cheminement qui ne va pas sans difficulté. Dans un monde où les femmes sont quantité négligeable, en rivalité face aux hommes pour trouver un époux (qu'on se souvienne de Rachel et Léa), puis pour lui donner des enfants, où trouveraient-elles des clés pour développer leur relation ? Comment pourraient-elles être interlocutrices ?

     Et pourtant, étant soeurs, tout le monde s'attend à ce que leur relation soit facile et leur proximité naturelle. C'est aussi dans ce sens que va l'évangéliste Jean au chapitre 11 qui met les mêmes mots dans leur bouche après la mort de leur frère.

     Et pourtant, tout un chacun trouve normale la rivalité qui les oppose; chacun s'attend à ce que l'une fasse mieux que l'autre. Notre regard de lectrice aussi compare et prend partie. Et en plus Jésus semble nous donner raison !

     Stop ! Pas si vite ! Jésus s'adresse à Marthe et seulement à Marthe. « Marthe, Marthe », répétition d'affection destinée à se faire vraiment entendre. « Tu te fais du souci pour beaucoup de choses et tu es agitée. » Cette phrase révèle à nouveau leur complicité. Jésus prend en compte que Marthe se fait du souci pour lui, pour l'avenir.

     Et en même temps, il lui fait entièrement confiance. Il la croit capable de comprendre ce qui est en jeu. Et il la croit capable de cesser momentanément de faire ce que toute femme responsable ferait, à savoir s'occuper de sa nichée, pour s'asseoir et mettre son énergie à une écoute active de la Parole. Il la croit capable d'abandonner toutes les conventions et toutes les contraintes intérieures pour rejoindre sa soeur et la rencontrer autour de la Parole. Il fait appel à toute son intelligence et la sait capable de mobiliser une vision totalement différente de son monde, de son quotidien. Il sait qu'elle fait ce qu'il faut tous les jours et il sait qu'elle sait aussi faire autrement et poser les priorités autrement. Il met aussi l'accent sur son angoisse, cette angoisse qui coupe des autres et ne rapproche pas. En toute amitié, il lui suggère de retrouver confiance, de ne pas se laisser déborder par les soucis et de le rejoindre dans ce temps de pause. Car c'est bien de cela qu'il s'agit. Il ne s'agit pas que Marthe se transforme en Marie, il ne s'agit pas qu'elle cesse de faire ce qu'il faut. Il s'agit ici et maintenant, dans ce temps de cheminement et de montée, de savoir s'arrêter pour reprendre des forces, dans une proximité unique et un partage possible malgré les différences. Il s'agit qu'elle puisse rencontrer en sa soeur une adulte différente, qui fait et assume ses choix.

     Un texte de rivalité entre soeurs ? Un conflit dans lequel nous aurions à prendre position ? Jésus souligne à la fois la différence des deux soeurs mais aussi la proximité de leur quête. « merimnas » - tu te fais du souci, et « merida » - la part qui revient à Marie, ces deux mots ont des sonorités communes et commencent de la même manière, esquisse d'une mise en route commune.

     La suite du chemin est difficile, la route est raide, le danger de comparaison, de rivalité toujours présent, mais aussi en germe le respect de la différence et la possibilité de découvrir l'autre dans ses propres choix. Cela ne va pas de soi que de soeurs de sang elles deviennent soeurs de coeur. Mais le médecin Luc, en choisissant de rapporter dans les versets suivants les paroles de Jésus sur la prière au Père, propose l'ouverture à un dialogue authentique : « Demandez et l'on vous donnera. »

Véronique Isenmann

Chronique précédente :
Un temps pour tout

 

 

 

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