
Caïn et Abel. Mosaïque byzantine (13e siècle) de la cathédrale de l’Assomption, Montreale, Italie (photo © Richard Stracke).
Une cité pèlerine
Martin Bellerose | 17 février 2025
Saint Augustin nous parle au premier chapitre du livre XV de La Cité de Dieu, de la séparation des êtres humains entre deux cités ; l’une composée d’êtres humains vivant selon « l’humanité » ou selon le « monde » et l’autre composée d’êtres humains vivant selon Dieu (Civit. Dei XV,1). Pour l’évêque d’Hippone, la particularité de l’histoires est qu’à l’intérieur de celle-ci les deux cités mentionnées ci-haut sont entremêlées. La fin de l’histoire, pour Augustin, consiste en la séparation définitive entre les deux cités chacune devenant ce à quoi elles ont été prédestinées, soit à vivre éternellement avec Dieu pour l’une, et pour l’autre « à souffrir le supplice éternel avec le diable » (ibid.).
Augustin et Genèse 4
Selon Augustin, dans l’histoire du monde, c’est-à-dire après la chute d’Adam et Ève, Caïn est le fondateur de la cité de la terre et Abel celui de la cité de Dieu.
« Lorsque les deux cités commencèrent à prendre leur cours dans l’étendue des siècles, l’homme de la cité de la terre fut celui qui naquit le premier, et après lui, le membre de la cité de Dieu, prédestiné par la grâce, élu par la grâce, étranger ici-bas par la grâce, et par la grâce citoyen du ciel. » (Civit. Dei XV,1)
Selon Augustin, Abel est le premier des citoyens de la cité de Dieu vivant, conséquemment, en tant que migrant dans le monde. À la lecture de Genèse 4 on pourrait plutôt avoir l’impression que c’est Caïn qui est condamné à la condition migrante. Après qu’il eût tué son frère, le Seigneur lui dit :
« Qu’as-tu fait ? reprit-il. La voix du sang de ton frère crie du sol vers moi. Tu es maintenant maudit du sol qui a ouvert la bouche pour recueillir de ta main le sang de ton frère. Quand tu cultiveras le sol, il ne te donnera plus sa force. Tu seras errant et vagabond sur la terre. »
Caïn dit au SEIGNEUR : « Ma faute est trop lourde à porter. Si tu me chasses aujourd’hui de l’étendue de ce sol, je serai caché à ta face, je serai errant et vagabond sur la terre, et quiconque me trouvera me tuera. » Le SEIGNEUR lui dit : « Eh bien ! Si l’on tue Caïn, il sera vengé sept fois. » Le SEIGNEUR mit un signe sur Caïn pour que personne en le rencontrant ne le frappe. Caïn s’éloigna de la présence du SEIGNEUR et habita dans le pays de Nod à l’orient d’Eden. (Gn 4,10-16)
À cela, Augustin donne l’explication suivante :
Il est vrai dès lors que tout ceux qui sont méchants ne deviendront pas bons ; mais il l’est aussi qu’aucun ne sera bon qui n’ait été originairement méchant. L’Écriture dit donc de Caïn qu’il bâtit une ville (Gn 4,17) ; mais Abel, qui était étranger ici-bas, n’en bâtit point, Car la cité des saints est là-haut, quoi qu’elle enfante ici-bas des citoyens en qui elle est étrangère à ce monde, jusqu’à ce que le temps de son règne arrive et qu’elle rassemble tous ses citoyens au jour de la résurrection des corps, quand ils obtiendront le royaume qui leur est promis et où ils règneront éternellement avec le Roi des siècles, leur souverain. (Civit. Dei XV,1)
Notons ici, qu’Augustin lui-même précise que lorsqu’il est question de « cités » il s’agit d’une image. Il n’en demeure pas moins que s’il adopte cette image plutôt que celle du « royaume » c’est pour une raison précise. Dans une cité, il y a des citoyens alors que dans un royaume, il y a des sujets. Il veut insister sur la liberté des citoyens de la cité de Dieu même si, pour lui, leur souverain est un Roi.
Une cité pèlerine… une cité migrante
L’image de la « cité » est aussi utilisée dans le Nouveau Testament.
Dans la foi, ils moururent tous{en parlant des patriarches}, sans avoir obtenu la réalisation des promesses, mais après les avoir vues et saluées de loin et après s’être reconnus pour étrangers et voyageurs sur la terre. Car ceux qui parlent ainsi montrent clairement qu’ils sont à la recherche d’une patrie ; et s’ils avaient eu dans l’esprit celle dont ils étaient sortis, ils auraient eu le temps d’y retourner ; en fait, c’est à une patrie meilleure qu’ils aspirent, à une patrie céleste. C’est pourquoi Dieu n’a pas honte d’être appelé leur Dieu ; il leur a, en effet, préparé une ville. (He 11,13-16)
Cette image est très évocatrice pour nous aujourd’hui, celle de se sentir, en tant que chrétiens, à la fois comme citoyens et migrants. Tel est la condition théologique du chrétien, mais aussi sa condition sociologique. Alors que nos sociétés « terrestres », vivant selon « l’homme », comme il était dit autrefois, opposent les citoyens aux migrants. Pour elles, les humains sont un ou l’autre mais pas les deux à la fois. C’est là le message d’espérance à double portée de la foi chrétienne. Celui qui croit, celui qui est porteur de la foi chrétienne, n’est plus condamné à être un migrant pour toujours. Là se trouve la pertinence de l’image de la terre promise, c’est-à-dire l’appartenance à la terre que l’on possède déjà : la cité de Dieu. Nous en avons la citoyenneté avant d’aller l’habiter.
Dans cette image de citoyenneté/migration, il y a aussi un message très concret d’espérance pour celui qui perd sa terre en migrant vers un « ailleurs ». Il n’est, en fait, pas moins migrant là où il immigre que de là où il vient. Il est citoyen de quelque part et c’est à ce titre qu’il est appelé à agir dans le monde.
Et c’est grâce à lui que les uns et les autres, dans un seul Esprit, nous avons l’accès auprès du Père. Ainsi, vous n’êtes plus des étrangers, ni des émigrés ; vous êtes concitoyens des saints, vous êtes de la famille de Dieu. (Ep 2,18-19)
Car notre cité, à nous, est dans les cieux, d’où nous attendons, comme sauveur, le Seigneur Jésus Christ, qui transfigurera notre corps humilié pour le rendre semblable à son corps de gloire, avec la force qui le rend capable aussi de tout soumettre à son pouvoir. (Ph 3,20-21)
C’est en cette qualité de citoyen de la cité de Dieu en condition de migrant dans la cité terrestre que l’auteur de l’épitre pétrinien exhorte à une conduite digne de la citoyenneté céleste.
Bien-aimés, je vous exhorte, comme des gens de passage et des étrangers, à vous abstenir des convoitises charnelles, qui font la guerre à l’âme. Ayez une belle conduite parmi les païens, afin que, sur le point même où ils vous calomnient comme malfaiteurs, ils soient éclairés par vos bonnes œuvres et glorifient Dieu au jour de sa venue. (1 P 2,11-12).
À chaque fois que les citoyens des cieux agissent en conformité avec l’amour et les promesses de Dieu, se produisent des résurrections, celles de citoyens-migrants assassinés comme Abel à l’image de celle de Christ. Cette grande résurrection promise à la fin de l’histoire est celle de migrants qui trouveront leur véritable patrie.
Martin Bellerose est professeur et directeur de l’Institut d'étude et de recherche théologique en interculturalité, migration et mission (IERTIMM) et directeur de la formation en français de l’Église Unie du Canada.
