
Le bon Samaritain. Théodule Ribot, 1870. Huile sur toile, 99 x 131 cm. Musée des beaux-arts de Pau (Wikipédia).
Le regard porté sur l’étranger
Pierre LeBel | 20 octobre 2025
Dans la parabole du bon Samaritain, Jésus raconte comment celui-ci a répondu aux besoins critiques d’un étranger laisser pour compte après avoir été battu et volé par un gang de bandits le long du chemin entre Jérusalem et Jéricho. Il fait de son intervention immédiate et entière l’exemple à suivre dans l’amour du prochain et de Dieu.
L’homme victime de cette agression est inconnu. Il est non identifié, un parfait étranger, non entendu au moment de l’attaque, et non attendu, ni par le Samaritain, ni par le prêtre et le lévite qui l’ont précédé. Il est d’ailleurs, d’un autre monde qui n’est pas le leur et, pour ne pas l’avoir entre les pattes (poussés par la peur ? Le manque d’empathie ?), le mieux pour les religieux est de l’ignorer afin de conserver la tranquillité complaisante du statu quo de leur foi croyante dont l’esprit est absent (Ph 2,5).
Le bon Samaritain, lui-même un étranger au pays, prend soin de l’homme dont on ne connait pas le pays d’origine, l’ethnie, le statut social, la vocation professionnelle, le casier judiciaire, la religion — ou pas —, les penchants idéologiques ou politiques, l’orientation sexuelle, et j’en passe. Rien ne nous est dit autre qu’il s’agit d’un homme et que celui-ci est la victime d’un gang de malfaiteurs qui l’ont assailli et abandonné, étant à leurs yeux sans-valeur propre. L’homme inconnu est le tout-homme de l’humanité, bafouée à tort et à travers au cours de l’histoire par des confrères et autres concitoyens de la Terre. Jésus les reconnaît tous comme étant les plus petits de ses frères (Mt 25,34-40). C’est envers lui que le Samaritain, à l’instar de Jésus, a porté une attention bienveillante en le soignant et l’amenant dans une auberge qui pouvait en prendre soin tout en assumant pleinement les coûts.
Le regard et la disposition
Le prêtre, le lévite et le Samaritain ont chacun vu l’homme blessé sur le bord du chemin. Sans doute qu’ils ont été sur le coup surpris et choqués. Toutefois, ils n’ont pas tous réagi de la même façon. Les deux premiers ont immédiatement pris leurs distances, tandis que le troisième, vu l’urgence de la situation, a cherché à répondre de façon pratique en apportant des soins à la victime.
Le regard porté sur une situation, ici, l’homme battu, éveille en chacun une charge émotive. Le genre de regard peut aussi contribuer à la formulation de notre réponse aux faits. Voir, c’est de prendre conscience. Soit on l’ouvre ou on la ferme. Ça revient à chacun de maîtriser son regard afin de maîtriser sa réponse. Selon Jésus, « l’œil est la lampe du corps. Si ton œil est sain, tout ton corps sera éclairé ; mais si ton œil est en mauvais état, tout ton corps sera dans les ténèbres. Si donc la lumière qui est en toi est ténèbres, combien seront grandes ces ténèbres ! » (Mt 6,22-23) Pour les quatre regards de la parabole qui nous intéresse (il y a aussi les regards de l’homme dérobé, surpris, choqué, effrayé, et de l’aubergiste encore à déterminer), un seul est sain, celui du Samaritain.
Le regard des bandits est celui de la convoitise. Ils veulent accaparer les biens de l’homme, quel que soit le moyen et sans égard pour sa personne. Pour les religieux, le regard est empreint de méfiance, suspicion et mépris, sans considération pour la personne souffrante. Peut-être les religieux ont-ils vu l’homme du coin de l’œil, mais assez longtemps pour savoir qu’ils ne voulaient pas s’en mêler, car le plus que l’on voit, le plus est attendu de nous. L’intervention spontanée du Samaritain témoigne d’une disposition de cœur selon l’élan-agissant kénotique de l’Éternel. Il s’abaisse et se penche pour guérir ses plaies avec de l’huile et du vin. Une intervention pratique et réconfortante dans une situation réelle.
Pour un changement de regard
Quelles perceptions portons-nous individuellement et collectivement sur les étrangers rencontrés sur les chemins de notre pays ? Les étrangers sont multiples : il y a les touristes en vacances, les gens d’affaires ou professionnels participant à un congrès international, les diplomates cherchant à créer des ententes sur le plan politique, les immigrants, les étudiants, les travailleurs migrants temporaires, les réfugiés, les demandeurs d’asile et même les non documentés. Qu’ont-ils en commun ? Ce sont tous des humains concitoyens de la Terre que nous avons en partage, quelles que soient leurs situations propres. Toutefois, on les voit différemment selon le cas. Pourtant, l’amour du prochain se mesure selon l’accueil que nous apportons aux « plus petits de mes frères » énumérés à la fin de notre liste : « j’étais étranger, et vous m’avez recueilli » (Mt 25,35). Comme le Samaritain, on le soigne, on le loge, et l’on en assume les coûts. C’est le regard qui nous est demandé à chacun et comme pays. Pour ceux qui s’y opposent, remarqués que, si l’on ne voit pas la victime, il est probable que nous ne voyons pas plus les bandits.
Il est important d’ouvrir grands les yeux. C’est ce à quoi Jésus nous appelle tous, que l’on soit croyants ou non, quand il nous interpelle avec les mots forts : « Repentez-vous » (Mt 4,17). Le mot traduit du grec, metanoïa, porte sur notre façon de regarder et signifie de changer notre façon de voir. En demeurant aveugles, vous manquez l’essentiel, le royaume de Dieu, la porte de l’espérance. Votre regard (ou manque de) et la charge émotive qu’il contient sont une habitude, une construction, qui peut être modifiée. Vous n’avez pas à en demeurer les prisonniers. Apprendre à regarder différemment est une discipline qui s’étale sur la durée et le but est de nous permettre de répondre différemment. En fait, ce long regard nous apprendra à intégrer dans nos vies les Béatitudes jusqu’à en devenir des artisans de paix. Ils expriment les sentiments qui étaient en Jésus-Christ (Ph 2,5) et que Paul nous invite à faire les nôtres.
Conclusion
Le jugement initial qui provoque le rejet de l’étranger est remplacé par la pauvreté de l’esprit et les pleurs dont l’empathie est la source. La dureté du cœur est remplacée par la douceur. La recherche de la justice conduit à la miséricorde et la motivation de devenir artisan bienveillant de la paix au milieu des circonstances et des enjeux entourant la vie des étrangers parmi nous.
Pierre LeBel est chercheur associé à l’IERTIMM (Institut d’étude et de recherche théologique en interculturalité, migration et mission).
