Le lavement des pieds. © Nathalie St-Pierre, entre 2014-2018. Graphite et acrylique, 30 x 30 cm (avec la permission de l’artiste).

Un savoir-faire à longue portée

Alain FaucherAlain Faucher | Jeudi saint (C) – 14 avril 2022

Le signe du lavement des pieds : Jean 13, 1-15
Les lectures : Exode 12, 1-8.11-14 ; Psaume 115 (116) ; 1 Corinthiens 11, 23-26
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.

Nous arrivons à cette célébration du Jeudi saint avec des idées claires : nous venons faire mémoire de « la première fois », le moment où Jésus a fait don de sa présence réelle pour les siècles des siècles. Notre dévotion eucharistique est digne d’éloges, car elle nous centre sur le don de Dieu transmis par Jésus pour le salut du monde. Cette piété eucharistique va à l’essentiel. Mais cela n’épuise pas le contenu biblique de la fête.

Certes, au fil des lectures bibliques, nous grapillons quelques données, quelques idées sur le don du corps et du sang. Mais l’évangile nous déboussole un peu. Le geste de service posé par Jésus nous semble une distraction. Nous voilà déconcentrés. D’autres préoccupations sont soumises à notre attention par Jésus-serviteur. À bien y penser, ce récit est un rappel salutaire. Il ne sert pas à grand-chose de nous centrer sur le don de Jésus si nous négligeons nos sœurs et nos frères qui ont besoin. Besoin de considération. Besoin de secours directs. Besoin d’encouragement. Les profondes méditations qui ne se traduisent pas en gestes concrets ne font pas tellement avancer le monde. Et Dieu sait si le monde a besoin de ces témoignages actifs!

Heureusement pour nous, les lectures bibliques de la messe du soir en mémoire de la Cène du Seigneur contiennent toutes une bonne dose d’allusions au savoir-faire. Il y a le savoir-faire des temps anciens. Par exemple : comment éviter les conséquences néfastes du passage de Dieu qui défie Pharaon? Il y a aussi le savoir-faire d’actualité. Comment rendre au Seigneur tout le bien qu’il m’a fait? Comment inscrire dans la mémoire des disciples à venir la Nouvelle alliance? Comment comprendre où Jésus voulait amener ses disciples?

Le sang sera pour vous un signe

Le sang versé a un effet paradoxal. Nous déplorons toute perte de fluide biologique, alors que les Anciens y voyaient parfois un don constructif dans leur relation avec Dieu. Il ne frappera pas à l’aveugle les familles peuplant le pays d’Égypte. Seuls les esclavagistes seront touchés dans leur espérance de descendance. Mais pas les Hébreux assujettis au malheureux destin d’esclaves. Dieu ne s’arrêtera pas dans les maisons marquées du sang du sacrifice pascal. Il sauvera la vie des gens prêts à s’enfuir d’Égypte.

Au-delà du sang versé, voir un signe d’espérance : c’est le message que véhicule l’Eucharistie des chrétiens. La première lecture (Exode 12,1-8.11-14) de ce Jeudi saint est plus qu’une anecdote de jadis. C’est une bonne piste pour équilibrer notre regard, pour interpréter positivement le sang versé par Jésus.

Les Hébreux libérés de la servitude ne s’y sont pas trompés. La commémoration annuelle du passage de Dieu au-delà de leurs maisons de misère est devenue une fête permanente, le prétexte d’un joyeux pèlerinage. Dieu a su créer de la liberté, et son savoir-faire se perpétue de génération en génération.

J’élèverai la coupe du salut

En réponse à la première lecture, le psaume pose une question pratique : comment rendrai-je au Seigneur tout le bien qu’il m’a fait? Une partie de la réponse se trouve dans la répétition d’un geste liturgique : élever la coupe du salut. Le psaume prolonge ainsi la thématique liquide du récit de l’Exode, tout en élargissant le sens du sang versé. Il n’y a pas que le pain non levé. Il y a aussi le vin pour prolonger la présence de « Dieu qui passe » en faveur de son peuple.

Cette coupe est la nouvelle en mon sang

Après avoir évoqué le passé, nous plongeons dans l’avenir. Pour garder vivante la mémoire de Jésus, nous conjuguons le pain et la coupe. Le don essentiel de Dieu, l’alliance, devient nouvelle en Jésus exsangue. Ce qui était apparence palpable de mort devient source de vie. À condition de transmettre de témoins en disciples la force contenue dans les gestes porteurs de mémoire. L’invitation brève de saint Paul véhicule un savoir-faire aux ramifications durables.

Vous aussi, vous devez vous laver les pieds les uns aux autres

« Comprenez-vous ce que je viens de faire? » Que Jésus lave les pieds de ses amis en ce temps-là, on comprend assez bien. Mais appliquer ce geste chez nous? Nous partageons une petite gêne. Le geste du lavement des pieds nous semble surtout folklorique.

Et si c’était une passerelle vers un engagement envers nos pairs dans la société? Et si c’était une brèche grande ouverte sur une générosité inspirée par le don de Dieu lui-même, par son savoir-faire durable?

Cette explication fait appel à de nombreuses ressources exégétiques. Il s’agit d’interpréter et d’actualiser un geste surgi d’une autre culture. Pour arriver à montrer ses répercussions en notre temps, il faut tenir compte du contexte littéraire, du vocabulaire, de l’environnement, de l’interprétation théologique…

Le contexte littéraire

En Jean 13-17, Jésus arrive aux frontières de sa propre mort. Dans l’Antiquité, on croyait que les mourants avaient le don de voir ce qui s’en vient. Leur prise de parole révèle à leur groupe d’amis les moyens de maintenir la relation entre eux.

Si l’on prend en compte le verset 14 au complet, on constate que Jésus recycle des titres chargés d’honneur. Les disciples lui attribuaient les puissants titres de « Seigneur » et « maître » (didascale). Ces qualificatifs de fort calibre justifient la proposition de Jésus quant aux comportements futurs des disciples. Le Seigneur est le leader incontesté. Le maître est celui qui sait. Le geste qui s’arrime à l’enseignement de Jésus est donc normatif et prophétique. Il conteste les tiédeurs vécues face au projet divin d’alliance avec l’humanité.

Le vocabulaire

Chaque mot mis dans la bouche de Jésus mériterait qu’on s’y attarde. Par exemple, le verbe « laver » entre en résonances avec certaines règles du Lévitique quant à la préparation des animaux pour le sacrifice d’holocauste. Cette gestion de l’eau mériterait un long aparté.

Mais l’expression la plus marquante est sans contexte le marqueur de réciprocité : « les uns aux autres ». Nos souvenirs de lecture du Nouveau Testament se mettent à fourmiller. On pense aux disciples sur la route d’Emmaüs qui s’entretiennent entre eux des événements récents (Luc 24,14). On anticipe le commandement de Jésus : « aimez-vous les uns les autres comme… » (Jean 13,34-35 ; 15,12.17). Romains 1,12 utilise l’expression pour parler de la foi commune. Le corps du Christ existe dans cette réciprocité (Romains 12,5.10.16). Le service (Galates 5,13), le support (Éphésiens 4,2.25), le réconfort (1 Thessaloniciens 5,11), l’hospitalité (1 Pierre 4,9) exigent cette mutualité. D’après la bonne vieille Concordance du Nouveau Testament de la Bible de Jérusalem de sœur Jeanne d’Arc, le pronom grec de réciprocité y est utilisé exactement cent fois! Si ce n’est pas une insistance, je ne sais pas ce que c’est…

L’environnement

Les contributions de la sociocritique américaine permettent d’apprécier la force originelle des propos de Jésus. Dans un contexte social où la répétition est plus appréciée que l’innovation, il est pertinent qu’un « Seigneur et maître » suggère à ses disciples de réitérer des gestes en adoptant une structure similaire au sien.

L’environnement physique des villages boueux de jadis donne sa pleine valeur à la gestuelle hygiénique. Il ne s’agissait pas seulement de se débarrasser du sable et de la poussière (Genèse 18,4 ; 19,2). Les déchets humains jonchaient les espaces de circulation. Les déchets animaux se mêlaient au contenu… des pots de chambre! Se promener en sandales dans ce joyeux clafoutis fournissait en prime des odeurs tenaces. Le lavage des pieds n’avait rien de poétique… surtout si on devait s’allonger sur ces lits qui tenaient lieu de sièges pour les banquets!

L’impact théologique

Sur ce fond de bourbier urbain se révèle l’éclat des propos de Jésus. Il sanctifie le geste anodin réservé généralement au plus ordinaire des serviteurs. Son initiative a une portée bien au-delà du temps qu'il lui reste à vivre. Elle proclame sous nos yeux et dans nos oreilles la sainteté désormais dévolue à l'anodin.

On a écrit maints articles ou bouquins sur l’interprétation du geste de Jésus. L’histoire de l’exégèse fourmille d’hypothèses fascinantes. Certains y ont vu des allusions au baptême ou à l’eucharistie. Plusieurs y décodent une allusion au pardon toujours à reprendre entre disciples. Des théologiens y retrouvent une structure sacramentelle de base. D’autres contestent cette perception : il y manque un ministre qui agirait au nom du Christ.

Justement, c’est ce qui confère leur force à nos gestes qui découlent de celui de Jésus. En nous projetant dans le texte, en devenant ministres de la réciprocité, nous comprenons mieux la nature du projet social qui a rendu possible la rédaction du Quatrième évangile. La communauté johannique était nichée comme une géode précieuse au creux de la société du temps. Pour affirmer son identité, la communauté johannique a développé un langage et des coutumes adaptés à la puissance du projet de son Seigneur pour elle. Les paroles de Jésus avaient le pouvoir de générer pour la suite des choses de telles coutumes.

Parler la langue des gestes de la foi, c’était pour ce petit groupe de disciples affaire de vie ou de mort. Ces personnes ont choisi la vie, en prenant au sérieux la « parabole en action » de Jésus. Il y préfigurait les innombrables bienfaits qui allaient découler de sa mort en croix. Voilà pourquoi nous pouvons faire mémoire d’un tel geste en cette soirée du Jeudi saint. Elle introduit une variété de possibilités à côté de la transmission intégrale du rituel du pain et du vin.

Jésus joue sur la symbolique des parties du corps pour que la foi se vive dans l’action. Ce n’était pas anodin, son geste centré sur les pieds. Comme les mains, les pieds, dans le langage biblique, sont des parties du corps qui interagissent avec le monde physique. Donc, les pieds évoquent l’action, la transformation du monde. En lavant les pieds de ses disciples, l’envoyé de Dieu propose une nouvelle norme pour l’action. Il relève, avec sa formule « les uns aux autres », le degré d'honneur voué aux gestes, aux actions concrètes du quotidien partagé par les disciples.

Chez nous, maintenant

Et voilà que le récit nous rattrape. Son langage prophétique convient parfaitement aux gens de notre société. Ils sont sensibles à l'engagement concret. Ils sont plutôt méfiants devant les belles paroles. La consigne de service laissée par Jésus n’est pas seulement une directive qui détonne dans le contexte archéologique du premier siècle de notre ère. Sa proposition confère à tout geste de bienveillance (même dénué de l’urgence hygiénique) une portée qui traverse les époques. Jésus a trouvé le tour de faire résonner partout et toujours la bienveillance concrète, celle qui est due à la personne reconnue comme égale parce que disciple de Jésus, l’envoyé de Dieu par excellence.

Alors, que Jésus fasse encore un effort. Avec nous, cette fois. Qu’il nous inspire les gestes et les mots pour proposer son point de vue sur la vie et sur l’entraide réciproque. Qu’il nous rende créatifs et experts en réciprocité! Et nous prolongerons son savoir-faire dans la durée des temps à venir…

Alain Faucher est prêtre du Diocèse de Québec. Professeur d’exégèse biblique à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval, il est directeur général des programmes de premier cycle.

Note de l’auteur : Une version plus longue du commentaire de l’évangile a été publiée par la revue Prêtre et pasteur pour la célébration du Jeudi saint 5 avril 2012.

Source : Le Feuillet biblique, no 2752. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.

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