Crucifixion (détail). Titien, 1558. Huile sur toile, 371 x 197 cm. Église Saint-Dominique d’Ancône (Wikipedia).

Le trône d’un roi omnipotent?

Patrice Perreault Patrice Perreault | Vendredi saint (C) – 15 avril 2022

La Passion de notre Seigneur : Jean 18,1 - 19,42
Les lectures : Isaïe 52,13-53,12 ; Psaume Ps 30 (31) ; Hébreux 4, 14-16 ; 5, 7-9
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.

Les textes du Vendredi saint nous plongent au cœur de la foi chrétienne. L’évangile de Jean offre une perspective fort différente des synoptiques. Fidèle à son regard, l’évangéliste traite la crucifixion de Jésus comme un acte d’intronisation au messianisme et à sa royauté. En quelque sorte, la croix peut être assimilée à une forme de trône dans la symbolique johannique.

Le roi tout-impuissant

Un des attributs classiques associés spontanément à la divinité est sans nul doute la « toute-puissance ». L’évangile johannique est construit selon cette logique où le Christ, dans le respect du plan divin, donne, de manière souverainement libre, totalement sa vie. Cette omnipotence s’exprime paradoxalement dans la toute-impuissance d’un prévenu.

Cela s’observe dès l’introduction où Jean parle de cohorte [1], la véritable identité de Jésus y est déclinée à trois reprises à travers l’expression : « c’est moi, je le suis » (18,5-7.8). Cette triple mention est construite en parallélisme avec le reniement de Pierre [2]. L’artifice littéraire accentue plutôt la « royauté » de Jésus en faisant écho au « Je suis ». Pour conforter cette lecture, les gardes et les personnes ont un mouvement de recul : « Quand Jésus leur répondit : « C’est moi, je le suis », ils reculèrent, et ils tombèrent à terre. » (18,6) Ce passage illustre la réaction humaine face à la transcendance divine.

En contact avec le numineux, certaines traditions bibliques expriment l’incapacité humaine à contempler directement la divinité : Il dit encore : « Tu ne pourras pas voir mon visage, car un être humain ne peut pas me voir et rester en vie. » Le Seigneur dit enfin : « Voici une place près de moi, tu te tiendras sur le rocher ; quand passera ma gloire, je te mettrai dans le creux du rocher et je t’abriterai de ma main jusqu’à ce que j’aie passé. Puis je retirerai ma main, et tu me verras de dos, mais mon visage, personne ne peut le voir. » (Exode 33,21-23). Un phénomène semblable se produit face à Jésus où la seigneurie se révèle en quelque sorte en filigrane.

Cet angle privilégié par Jean se déploie dans tout le récit de la Passion. Qu’il s’agisse de la comparution devant le Sanhédrin ou devant les autorités romaines, il est nettement explicite que le Christ fait preuve d’une puissante autorité au cœur même de l’impuissance à l’image du Serviteur de la première lecture. À ce chapitre, Jésus exerce une forme de royauté comme l’illustre ce passage : Jésus donc sortit dehors, portant la couronne d’épines et le manteau pourpre. Et Pilate leur déclara : « Voici l’homme. » (Jn 19,5) [3]. L’évangéliste fait allusion tant à la royauté qu’à la seigneurie. Derrière les événements explicites d’humiliation, se cache la signification profonde : le salut s’opère, mais les autorités demeurent imperméables au témoigne de Jésus (voir par exemple, l’entretien avec Pilate où l’accusé exerce le jugement).

En revanche, même si le personnage de Pilate ne saisit aucunement le témoignage, Jean lui prête ironiquement une forme de confession dans l’écriteau posé sur la croix et qui décrit les motifs de la condamnation : Pilate avait rédigé un écriteau qu’il fit placer sur la croix ; il était écrit : « Jésus le Nazaréen, roi des Juifs. » (Jn 19,19). L’ironie culmine avec l’épisode où Barrabas est préféré au vrai roi. Le terme pour dépeindre Barrabas est celui de « voleur ». Pour la communauté johannique, ce passage constitue une réminiscence de la parabole du berger où les mercenaires ne sont aucunement attachés au bien-être des brebis (Jn 10,1-18). Dans cette perspective, les rôles implicites sont révélés au grand jour. En cela, Jésus en tant que « roi » exerce ici le rôle de juge.

À nouveau, l’ironie pointe puisque les autorités juives reconnaissent l’empereur comme légitime. Autrement dit, le pouvoir religieux confessant Dieu, se soumet à un pouvoir humain se prétendant divin (Jn 19,15). Le passage établit également un lien entre l’agneau immolé à la pâque et le don qu’il s’apprête à accomplir prodiguant ainsi le salut de l’humanité.

Le jugement eschatologique

D’ailleurs, le jugement eschatologique se déroule au cœur de l’instant présent. L’ostracisé est paradoxalement intronisé comme le juge du monde : En entendant ces paroles, Pilate amena Jésus au-dehors ; il le fit asseoir sur une estrade au lieu dit le Dallage – en hébreu : Gabbatha. C’était le jour de la Préparation de la Pâque, vers la sixième heure, environ midi. Pilate dit aux Juifs : « Voici votre roi. ». (Jn 19,13-14). Autrement dit, la « fin » du monde s’est déjà déroulée [4] où la caractéristique du disciple du Christ consiste avant tout à prendre parti pour les « choses d’en haut » (Jn 3,3). La lettre à la communauté de Colosse exprime bien cette notion : Si donc vous êtes ressuscités avec le Christ, recherchez les réalités d’en haut : c’est là qu’est le Christ, assis à la droite de Dieu [le rôle de juge]. Pensez aux réalités d’en haut, non à celles de la terre. (Colossiens 3,1-2).

L’intronisation du roi

La suite du texte concrétise la prophétie de Jésus en Jn 12,32 : « Maintenant a lieu le jugement de ce monde ; maintenant le prince de ce monde va être jeté dehors ; et moi, quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes. » Cette intronisation débute en une procession correspondant au chemin de croix. À la différence des autres évangiles, Jésus porte lui-même sa croix (Jn 19,17). Il demeure donc en maîtrise de la situation. L’écriteau de la crucifixion apposé à la croix rédigé en grec, hébreu et latin, insiste ainsi sur le caractère universel du don du Christ. D’une certaine manière, la croix symbolise l’exaltation et la glorification de Jésus. Elle constitue l’expression même de la puissance divine.

Cette (im)puissance se manifeste par la séquence dévoilant l’accomplissement du plan divin. Cela s’observe avec le verset 28 où, par le geste de boire, Jésus réalise pleinement le plan divin. Si la Passion a débuté par l’allégorie de la coupe à boire (Jn 18), il s’agit d’une parfaite inclusion mettant en relief le « plan » divin où Jésus accomplit sa mission. Le verset 28 évoque une lecture classique du tragique vécu par les envoyé.e.s de Dieu [5].

Le don total de soi

La manifestation concrète du salut prend forme dans la remise de l’esprit par le Christ. Ce don ultime s’effectue dans sa totale souveraineté. La remise de l’esprit au monde correspond à un élément du don total. Le second élément insiste davantage sur la vie du Christ qui s’étend à l’ensemble du cosmos : Mais un des soldats avec sa lance lui perça le côté ; et aussitôt, il en sortit du sang et de l’eau. (Jn 19,34). Si le sang représente la vie, l’eau peut évoquer le renouveau de la création par l’Esprit : Au jour solennel où se terminait la fête, Jésus, debout, s’écria : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi, et qu’il boive, celui qui croit en moi! Comme dit l’Écriture : De son cœur couleront des fleuves d’eau vive. » En disant cela, il parlait de l’Esprit Saint qu’allaient recevoir ceux qui croiraient en lui. En effet, il ne pouvait y avoir l’Esprit, puisque Jésus n’avait pas encore été glorifié. (Jn 7,37-29). Ce motif de l’eau vive se retrouve également dans l’Apocalypse : « Puis l’ange me montra l’eau de la vie : un fleuve resplendissant comme du cristal, qui jaillit du trône de Dieu et de l’Agneau. » (Ap 22,1).

La compassion et la bienveillance

En d’autres termes, la « toute-puissance divine » se révèle exclusivement comme une puissance de vie et de bienveillance. Dans un monde marqué par la volonté de domination, elle s’incarne, par définition, dans la fragilité de l’être et de l’interpellation à considérer le monde du point de vue des personnes marginalisées et vulnérabilisées.

Ce souci pour les personnes et les relations s’observe à la croix où le Christ confie sa mère à son disciple (Jn 19,25-27). Une lecture traditionnelle possible de ce passage cherche à mettre en lumière la réconciliation entre les communautés pagano-chrétiennes et judéo-chrétiennes. Si l’interprétation traditionnelle majeure considère ce passage comme le symbole de la maternité spirituelle de Marie à l’endroit des communautés chrétiennes, il est passé sous silence que cette remise de Marie au disciple peut signifier que les communautés chrétiennes doivent se préoccuper avant tout des personnes fragilisées comme l’étaient les femmes dans une société patriarcale. Cette sollicitude divine se perçoit dans l’importance accordée aux réalités matérielles et concrètes du monde. Loin de nous inciter à fuir l’incarnation avec toutes ses ambiguïtés, elle nous y plonge avec amour et tendresse [6].

La non-violence comme attribut divin

L’accueil de cette fragilité ne se confond aucunement avec la résignation. Tout en la reconnaissant, la compassion et la bienveillance prennent le chemin de la non-violence car elles offrent la possibilité de transformer le monde selon la logique évangélique. Une telle perspective évite la tentation de tomber dans un piège propre à tout mouvement de transformation : celui des rapports de pouvoirs qui privilégient l’emploi de la force, parfois violente, pour parvenir rapidement au changement même si cela occasionne des abus similaires à ceux qu’on tentait de modifier.

A contrario, la non-violence constitue le véritable visage de la « puissance » divine qui s’exerce en respect totale de la liberté, de la dignité des personnes et de la vie afin d’introduire un changement. La non-violence transforme durablement, mais elle exige une grande patience puisqu’elle cherche à métamorphoser l’ethos du monde en l’invitant foncièrement à la sollicitude [7]. Dans cette perspective, la croix dévoilant la vulnérabilité même, devient l’expression de l’action non-violente pour changer le monde dans une économie radicalement égalitaire, équitable et juste sur tous les plans [8].

Dieu et la puissance

Si le pouvoir a souvent été dépeint comme une manifestation de l’imposition d’une volonté arbitraire sur le monde, l’événement de la croix dévoile plutôt un regard alternatif : il s’agit moins de la volonté arbitraire d’un seul, mais plutôt de la capacité à créer de potentielles et plurielles interrelations vivifiantes entre les êtres où : « L’amour peut trouver sa voie entre la justice et l’incertitude, à la frontière d’un quelconque chaos. Dans un contexte religieux, nous pouvons nommer cette voie, cet amour, ce mystère : Dieu. » [9] La croix du Christ, son trône, constitue la conclusion du cheminement de Jésus ancré dans cet Amour bienveillant et fragile que nous sommes toutes et tous appelé.e.s à prendre soin [10].

Diplômé en études bibliques (Université de Montréal), Patrice Perreault a travaillé pendant longtemps en milieu paroissial. Il est maintenant impliqué dans divers groupes communautaires à Granby.

[1] Le terme grec speira se réfère à une cohorte composée en général de 1000 soldats. Cette mention dans le texte vise peut-être certains objectifs : d’une part démontrer l’alliance du « monde » (Romains et autorités juives) contre Jésus, une allusion au caractère « royal » du messie et la maîtrise du Christ sur le déroulement de la Passion. Sur le plan historique, il s’avère fort peu probable qu’une telle garnison ait été dépêchée pour l’arrestation. Cette expression peut aussi faire référence aux gardes du Temple.
[2] À la différence des synoptiques, l’épisode du reniement ne mentionne nullement une quelconque crainte de Pierre face aux conséquences potentielles de la reconnaissance de sa condition de disciple.
[3] Il s’agit peut-être d’une allusion à Zacharie 6,12 où les événements font « germer » le salut messianique.
[4] Dans l’évangile johannique, l’eschatologie se produit au moment de la Passion. Cela se traduit dans le choix offert : s’engager avec le Christ ou demeurer sous le joug du « monde ». Cela n’est pas sans rappeler celui du Deutéronome : Vois! Je mets aujourd’hui devant toi ou bien la vie et le bonheur, ou bien la mort et le malheur. (Dt 30,15). Cette posture eschatologique correspond à une compréhension différente de la parousie, car elle s’intègre au déroulement des événements de la Passion : Quand il eut pris le vinaigre, Jésus dit : « Tout est accompli. » Puis, inclinant la tête, il remit l’esprit. Pour cet évangile, la « fin » s’est déjà produite.
[5] Cette image se retrouve dans le corpus prophétique (Is 51,17.22). La référence classique évoque plutôt une image d’amertume et de tribulations.
[6] Janet Martin Soskice, The Kindness of God, Metaphor, Gender, and Religious Language, New York, Oxford University Press, 2011, p. 150.
[7] Voir Joan Tronto, Un monde vulnérable, pour une politique du care, Paris, éditions de la découverte, 2009. Un témoin de cette compassion radicale est sans nul doute l’autrice regrettée Marie-Claire Blais. Voir Catherine Lalonde, « L’œuvre de Marie-Claire Blais, ou la recherche de la compassion absolue », Le Devoir (2 décembre 2021), (consulté le 11 décembre 2021).
[8] Jean-François Beaudet, Pour une théologie de la non-violence, Montréal, Fides, 1989, p. 87.
[9] Catherine Keller, God And Power. Counter-Apocalyptic Journeys, Minneapolis, Fortress Press, 2004, p. 151 (traduction libre).
[10] Etty Hillesum exprimait une telle approche : « Ce sont des temps d’effroi, mon Dieu. [...] Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider, et ce faisant, nous nous aidons nous-mêmes. C’est tout ce qu’il nous est possible de sauver en cette époque et c’est aussi la seule chose qui compte : un peu de toi en nous, mon Dieu. Peut-être pourrons-nous aussi contribuer à te mettre au jour dans les cœurs martyrisés des autres. Oui, mon Dieu, tu sembles assez peu capable de modifier une situation finalement indissociable de cette vie. Je ne t’en demande pas compte, c’est à toi au contraire de nous appeler à rendre des comptes un jour. Il m’apparaît de plus en plus clairement à chaque pulsation de mon cœur que tu ne peux pas nous aider, mais que c’est à nous de t’aider et de défendre jusqu’au bout la demeure qui t’abrite en nous. » Extraits de Etty Hillesum, Une vie bouleversée suivi de Lettres de Westerbork. Seuil, 1995, pp. 176-177.

Source : Le Feuillet biblique, no 2753. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.

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