
L’amour implique un regard lucide (Angela Roma / Pexels).
L’imprévisible amour
Patrice Perreault | 6e dimanche de Pâques (B) – 5 mai 2024
Le commandement de l’amour : Jean 15, 9-17
Les lectures : Actes 10, 25-26.34-35.44-48 ; Psaume 97 (98) ; 1 Jean 4, 7-10
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.
Que ce soit dans les chansons romantiques, les téléromans, la littérature ou le théâtre, l’amour demeure l’objet de prédilection et de rêve pour tout un chacun. Qui n’a pas rêvé de trouver le grand amour?
Dans la Bible, l’amour n’est pas associé d’abord à un sentiment, mais à une décision consciente, à une volonté d’imprimer dans la vie personnelle et collective des orientations en cohérence avec la vie dans toute sa plénitude. La joie mentionnée dans l’évangile même si cela comporte la mort de Jésus, devient le signe de la réalisation bien concrète des promesses divines pour l’humanité. Celles-ci s’incarnent dans l’ensemble de la réalité, tant humaine que cosmique, comme le dévoile les textes de ce dimanche.
L’amour comme espace pour un devenir du monde
Dans les merveilles du Seigneur citées dans le psaume se retrouve la création même du monde bien formulée dans les récits fondateurs de la Genèse. La création est conçue avant tout comme un acte d’amour de la divinité (Genèse 1,21.25). Cet acte d’amour ouvre aux possibilités de la vie. Elle se situe dans une absence de contrôle total où un ordre rigide interromprait le processus même du vivant. De même que le chaos complet ne favorise aucunement les possibilités de vie en empêchant toute forme d’organisation et de structures. Traditionnellement, l’opposition chaos au cosmos était considérée sous un mode binaire mutuellement exclusif. Or, l’univers procède à la fois du chaos et du cosmos. Pour traduire cette idée, la notion de chaosmos a émergé au cours du 20e siècle comme le résume la théologienne Catherine Keller : « La distinction entre le chaosmos et le chaos, est semblable à celle différenciant la connexion à la fusion. Elle préserve de la dédifférenciation et de la dissolution. Elle cherche à sauvegarder la différence de l’autre face à soi aussi bien que celle de soi face à l’autre [1] ». Cette dynamique vise à conserver l’ensemble des possibilités ouvertes au devenir du monde, à son actualisation. Cela renvoie l’autonomie du monde naturel ainsi qu’à notre agentivité et par conséquent à notre responsabilité tant personnelle que communautaire [2].
L’amour au-delà des clivages
Une telle perspective s’observe au sein de notre contexte tragique marqué par des affrontements, des conflits meurtriers, une polarisation politique conduisant au refus de voir l’humanité de l’autre. Les textes de ce dimanche de Pâques illustrent que la résurrection de Jésus comporte, certes, une renaissance intérieure pour les chrétiennes et les chrétiens, mais également des dimensions très concrètes touchant le social, le politique, l’économique et le religieux. Loin de poncifs mièvres, Pâques fait éclater toutes les catégories, les représentations et les certitudes. Un peu à l’image d’Abraham quittant son pays pour une contrée inconnue sans savoir à quoi s’attendre (Genèse 12,1 ; Hébreux 11,8). Pour les communautés chrétiennes, cela a pour effet de proposer des chemins inédits d’inclusion et de solidarité où l’espérance s’incarne dans l’ouverture des frontières extérieures, à l’autre, mais également à l’extension des confins intérieurs remettant en question nos croyances et nos perceptions tant sur soi-même, nos communautés que les « autres ».
La première lecture donne le ton. Dans un style typiquement lucanien, le récit illustre comment la vision de Pierre (Actes 10,10-16) transforme substantiellement la perception des catégories rituelles et morales. En effet, dans cette métaphore, les catégories binaires dichotomiques d’impureté/pureté laissent place à un regard plus subtil favorisant l’inclusion et l’intégration au sein d’une même communauté. Ce qui était naguère impensable voire sacrilège : la proximité entre les communautés mutuellement exclusives où l’hostilité demeurait la règle [3].
Comment imaginer que ce qui apparaissait abject soit considéré par la divinité avec une égale dignité peu importe l’origine ou la posture morale. Les chrétiennes et les chrétiens sont invités à agir et à adopter une posture semblable à la divinité comme l’illustre ce passage : Afin d’être vraiment les fils [filles] de votre Père qui est aux cieux ; car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, il fait tomber la pluie sur les justes et sur les injustes (Matthieu 5,45). C’est dans cette optique que peut se comprendre la parabole des ouvriers au champ (Matthieu 20,1-16) ou celle du père et des deux fils (Luc 15,11-32). Autrement dit, l’amour tel que défini par l’évangile place le bien-être, le développement et la vie des personnes humaines et même, de tous les êtres, au cœur de l’évangile, au centre de la pratique morale du christianisme. D’une certaine manière, que ce regard posé sur les terrestres constitue déjà un au-delà des déterminismes mortifères tout en proposant un horizon et une utopie [4]. Ainsi, le présent des communautés chrétiennes, dans leur praxis, idéalement égalitaire, équitable et inclusive, constitue les arrhes d’une promesse d’un projet inclusif comme le révèle l’allégorie de l’Apocalypse :
Après cela, j’ai vu : et voici une foule immense, que nul ne pouvait dénombrer, une foule de toutes nations, tribus, peuples et langues. Ils se tenaient debout devant le Trône et devant l’Agneau, vêtus de robes blanches, avec des palmes à la main. Ils n’auront plus faim, ils n’auront plus soif, ni le soleil ni la chaleur ne les accablera, puisque l’Agneau qui se tient au milieu du Trône sera leur pasteur pour les conduire aux sources des eaux de la vie. Et Dieu essuiera toute larme de leurs yeux. (Ap 7,9.16-17)
Les aspirations les plus profondes du cœur humain dans la justice et l’harmonie tant en soi qu’avec l’ensemble de l’univers deviennent une possibilité de réalisation en cohérence avec le souhait ou le désir de la divinité.
L’amour implique un regard lucide
Cette responsabilité communautaire et personnelle d’adhérer librement à la manière d’aimer de la divinité se reflète grandement dans la seconde lecture comme le laisse entendre le verset 7 : Bien-aimés, aimons-nous les uns les autres, puisque l’amour vient de Dieu. Celui qui aime est né de Dieu et connaît Dieu (1 Jean 4,7) [5]. Cet amour est indissociable de l’amour de l’autre : Quant à nous, nous aimons parce que Dieu lui-même nous a aimés le premier. Si quelqu’un dit : « J’aime Dieu », alors qu’il a de la haine contre son frère, c’est un menteur. En effet, celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, est incapable d’aimer Dieu, qu’il ne voit pas (1 Jean 4,19-20). L’amour implique un mouvement vers l’autre dans un accueil idéalement inconditionnel.
S’il s’avère facile d’imaginer que l’amour représente un mouvement vers l’autre, l’amour tel que défini dans les textes de ce dimanche comporte également une dimension souvent passée sous silence : un regard lucide sur soi et sur l’autre. Nos sociétés se polarisent grandement sur le plan philosophique où un durcissement s’observe dans les postures. Cette attitude tombe alors dans le piège du bien et du mal absolu qui sécurise [6], mais qui oublie que tout être humain se définit toujours dans l’ambiguïté et les contradictions bien illustrées par la parabole de l’ivraie et du bon grain (Matthieu 13,24-30) et admirablement formulé par Paul : « En effet, ce qui est à ma portée, c’est de vouloir le bien, mais pas de l’accomplir. Je ne fais pas le bien que je voudrais, mais je commets le mal que je ne voudrais pas » (Romains 7,18-19). En d’autres termes, l’amour commande de faire un deuil très difficile tant pour les personnes que les communautés : celui de l’image idéalisée de soi-même et de nos groupes d’appartenance.
Autrement dit, pour aimer, il importe également d’accueillir tant soi que les autres dans leurs propres contradictions. Naomi Klein, une militante pour l’environnement et la justice sociale, le formule ainsi : les personnes sont confrontées constamment entre le désir de se soucier de l’autre, de son bien-être et celui de demeurer indifférent voire de considérer les besoins de l’autre comme antagonistes aux nôtres dans un regard faussement à somme nulle [7].
Ce combat entre le souci du monde et l’indifférence comporte certes une dimension personnelle, mais pour Naomi Klein, tout comme les textes de ce dimanche, la dimension de rechercher le bien repose également sur une approche systémique :
[Le problème] consiste au fait que nous vivons dans une société qui encourage et récompense la part d’indifférence (uncaring) de nous-mêmes. En même temps, elle rend ardu et laborieux de prendre soin des autres à l’extérieur de notre famille immédiate (souvent même au sein de celle-ci) de n’importe quelle manière significative. Weintrobe estime que si nous souhaitons que davantage de gens fassent de meilleurs choix ― ne pas acheter des trucs inutiles comme source de réconfort, ne pas diffuser de la désinformation pour des clics ou de la reconnaissance, ne pas considérer les vulnérabilités et les besoins des autres comme une menace à nos propres intérêts— nous avons besoin de meilleures structures et systèmes. Personnellement, en aucune surprise, je pense que le jugement tombe sur le capitalisme : il éveille en nous nos parts les plus anti-solidaires et compétitives. [Concernant le souci de l’autre], il échoue devant tous ces enjeux. Nous avons besoin de systèmes qui éveillent notre meilleure nature, les parties de nous-mêmes qui désirent aller à la rencontre d’un monde en crise et qui favorise de rejoindre les efforts pour le restaurer et en prendre soin. [Il s’agit de rechercher et de mettre en place] des systèmes facilitant, grâce à des moyens grands et petits, que la sollicitude remporte la bataille face à l’indifférence. [8]
Cette citation ne représente-t-elle pas une manière actualisée de décrire le projet tant sur le plan personnel que collectif, décrit dans les textes de ce dimanche de Pâques. N’est-ce pas une invitation, pour les communautés chrétiennes, de rejoindre les groupes luttant pour un monde meilleur?
Diplômé en études bibliques (Université de Montréal), Patrice Perreault a travaillé pendant longtemps en milieu paroissial. Il est maintenant impliqué dans divers groupes communautaires à Granby.
[1] Catherine Keller, Face Of The Deep. A Theology of Becoming, New York, Routledge, 2003, p. 87 (traduction libre).
[2]
Catherine Keller, Face Of The Deep. A Theology of Becoming, New York, Routledge, 2003, p. 87 (traduction libre).
[3]
Catherine Keller, Cloud of The Impossible. Negative Theology And Planetary Entanglement, New York, Columbia University Press, 2015, p. 112.
[4]
Dans notre contexte contemporain, il s’avère ardu d’imaginer l’inimitié mutuelle entre les communautés de diverses confessions. L’autre était considéré comme hors des catégories de l’amour du prochain. Ce n’est qu’au tournant du premier siècle de notre ère que la notion de « prochain » au sens de toute personne humaine et son inaliénable dignité apparaît. Le christianisme naissant a contribué à la démocratisation de ce concept bien traduit en Galates 3,28 : Il n’y a plus ni juif ni grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus l’homme et la femme, car tous, vous ne faites plus qu’un dans le Christ Jésus. Même aujourd’hui, cette affirmation qui va bien au-delà des cultures, des classes socioéconomiques ou des catégories de genre demeure un projet social et religieux à parfaire et pleinement à intégrer au sein de nos regards et conduites quotidiennes.
[5]
Utopie au sens d’une réalité qui existe déjà en germe, mais qui n’est pleinement déployée et parachevée.
[6]
Le verset 10 pose problème pour nos sensibilités contemporaines : Voici en quoi consiste l’amour : ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c’est lui qui nous a aimés, et il a envoyé son Fils en sacrifice de pardon pour nos péchés. Dans le contexte de la lettre, elle se réfère à la catégorie sacrificielle : Pendant sept jours, tu accompliras ce rite d’expiation sur l’autel et tu le consacreras ; ainsi, l’autel sera très saint, et tout ce qui touche à l’autel sera sanctifié (Exode 29,37) favorisant un lien avec la divinité. Par ailleurs, la rédaction johannique, le « sacrifice » de Jésus est toujours volontaire et vise à cette communion intime avec la divinité. En d’autres termes, il s’agit essentiellement de décrire de manière symbolique empruntant au vocabulaire liturgique le sens de la mort-résurrection-exaltation de Jésus : le partage de destin entre la divinité et le monde. Dieu, amour, devient totalement vulnérable et dépendant de l’accueil ou non de l’humanité. En ce sens, la mort ignominieuse de Jésus dévoile les dynamiques de domination et d’asservissement. La mort sur la croix devient Parole de Dieu car elle rejette la force comme moyen de résoudre et d’instaurer la justice et la paix. Celles-ci doivent provenir de la volonté humaine.
[7] À cet égard, voir le texte de Lytta Basset, Guérir du malheur, Paris, Albin Michel, 1999 et celui de Boris Cyrulnik et de Tzvetan Todorov, La Tentation du bien est beaucoup plus dangereuse que celle du mal, Paris, nouvelle édition de l’Aube, 2017.
[8]
Naomi Klein, Doppelganger. A Trip To The Mirror World, Toronto, Alfred A. Knopf, 2023, pp. 336-337.
[9]
Ibid. (traduction libre).
Source : Le Feuillet biblique, no 2845. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.
