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Une sagesse relationnelle

Francis DaoustFrancis Daoust | 8e dimanche du Temps ordinaire (C) – 2 mars 2025

Ne pas juger les autres : Luc 6,39-45
Les lectures : Sirac 27, 4-7 ; Psaume 91 (92) ; 1 Corinthiens 15, 54-58
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.

Les juifs séparent la Bible hébraïque en trois parties : la Loi, les Prophètes et les Écrits. À chaque section correspond un genre littéraire prédominant, respectivement : les textes législatifs, les recueils prophétiques et les écrits de sagesse. Si ce dernier genre littéraire trouve son expression dans plusieurs livres de l’Ancien Testament – à savoir le livre des Proverbes, Job, Qohélet (ou l’Ecclésiaste), Ben Sirach (ou l’Ecclésiastique) et la Sagesse de Salomon – il se fait plutôt rare dans le Nouveau Testament où la Lettre de Jacques en est la seule manifestation.

Dans les évangiles, Jésus couvre cependant chacun de ces trois genres littéraires. Il est à la fois législateur, prophète et sage. Législateur, car il est présenté comme un nouveau Moïse qui monte sur la montagne pour compléter la Loi (voir par exemple Matthieu 5-7). Prophète, car il transmet à ses disciples le dessein de Dieu pour l’humanité et parle des temps de la fin (voir entre autres Matthieu 24-25). Sage, car il observe le monde qui l’entoure et en tire des enseignements aidant à bien se conduire et à réussir sa vie (pensons ici à la parabole des oiseaux du ciel et des lis des champs en Matthieu 6,26-32).

Pour la communauté des croyants

La lecture de l’évangile de ce huitième dimanche du Temps ordinaire nous plonge dans ce monde bien terre-à-terre des enseignements de sagesse de Jésus. À première vue, les paroles de Luc 6,39-45 peuvent sembler un ensemble de conseils disparates, comme on en retrouve dans la partie centrale du livre des Proverbes où les maximes se suivent sans véritable suite logique. Mais en regardant de plus près, on remarque que les paroles du Christ portent toutes sur la question de la relation et qu’elles se divisent en trois sections : la relation au maître (v. 39-40), la relation aux frères (v. 41-42) et la relation à soi-même (v. 43-45). Les versets qui précèdent cette partie (v. 27-38) traitaient de la relation aux autres – les ennemis et les pécheurs, ceux qui maudissent les disciples, ceux qui les frappent, ceux qui prennent et ceux qui quémandent – alors que les versets qui nous intéressent se penchent sur les relations à l’intérieur de la communauté des croyants. 

La relation au maître

À tout seigneur tout honneur. La première des trois sections porte sur la relation qui doit prévaloir entre le disciple et son maître. Le premier verset mentionne que le disciple qui n’est pas bien formé ne ferait qu’entraîner les autres dans sa chute. Le deuxième indique cependant que, lorsqu’il sera bien préparé, il sera comme son maître, prêt à guider correctement ceux et celles qui se mettront à son écoute.

Ce premier enseignement de sagesse exhorte donc les disciples à la patience. Rien ne sert de précipiter les choses. Agir ainsi sera dangereux, non seulement pour le disciple, mais également pour les personnes qui pourraient se mettre à sa suite et seraient menées à leur perte. Avec la démarche du disciple vient donc une responsabilité : celle d’être compétent.e avant de guider les autres. Négliger cet avertissement peut avoir de graves conséquences.

Jésus mentionne cependant que le disciple, même lorsque bien formé, ne sera jamais supérieur à son maître. Cette affirmation peut nous surprendre. N’entendons-nous pas, souvent de nos jours, l’expression voulant que « l’élève dépasse le maître »? En effet, la science, la connaissance et la technologie ne s’améliorent-elles pas constamment? Les médecins d’aujourd’hui ne sont-ils pas beaucoup plus efficaces que ceux du siècle dernier? Même chose pour les voitures, les ordinateurs, les télécommunications, etc.?

Cette manière de penser est cependant contraire à celle du monde ancien, qui veut, au contraire, que ce qui est plus vieux ait davantage de valeur. Selon cette logique, un très antique sanctuaire a plus de prestige qu’un tout nouveau, une ancienne tradition est plus importante qu’une nouvelle, etc. Cette dynamique est encore présente de nos jours chez les peuples autochtones, en particulier, qui estiment grandement leurs aînés et leur savoir. On comprend ainsi pourquoi les compilateurs de la Bible ont ajouté de nouveaux recueils de lois, sans pour autant effacer les précieux anciens codes légaux. Jésus s’inscrit dans cette logique lorsqu’il affirme qu’il n’est pas venu abolir la Loi, mais la compléter (Matthieu 5,17). Il va donc de soi que le disciple ne pourrait pas dépasser son maître.

Cette façon de penser assure aussi la validité de l’enseignement transmis. Cette connaissance, loin de devenir caduque avec le temps, conserve toute sa valeur. Cette attitude engage également le disciple dans une dynamique d’humilité et de reconnaissance vis-à-vis de son maître.

La relation au frère

La relation au maître sous-entendait déjà une responsabilité envers le frère. Il ne s’agit pas ici de la manière de guider en tant que maître, mais plutôt de la façon de se comporter envers ceux et celles qui sont aussi en processus de formation. L’enseignement de Jésus sur ce point appelle à l’introspection. Avant d’intervenir auprès d’une autre personne, il faut d’abord s’assurer d’être en position de pouvoir le faire.

L’image de l’œil, employée par Jésus, est significative. En effet, dans la Bible hébraïque, l’œil se réfère, sur le plan figuratif, aux facultés intellectuelles et spirituelles. C’est ce qu’on retrouve dans le récit de la chute : […] mais Dieu sait que le jour où vous en mangerez, vos yeux se dessilleront et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal (Genèse 3,5). De la même manière, Job s’exclamera : « Par ouï-dire j’avais entendu parler de toi, mais maintenant mon œil te voit » (Job 42,5). L’œil s’oppose à la cécité et aux limites qui lui sont rattachées. Ainsi, Dieu présente-t-il son serviteur comme étant celui qui ouvre les yeux aveugles et fait sortir de prison les captifs (Isaïe 42,7). En utilisant le vocabulaire de l’œil et du voir, Jésus évoque donc tout le champ des aptitudes intellectuelles et spirituelles. Avant d’intervenir auprès d’une autre personne, il faut s’assurer de voir correctement, c’est-à-dire d’avoir les connaissances, le discernement intellectuel et les dispositions spirituelles nécessaires pour pouvoir le faire. Encore une fois, cet enseignement, comme celui se rapportant au maître, appelle à l’humilité.

La relation à soi-même

Tout cela est bien beau, mais comment faire pour savoir si un disciple est prêt à guider à son tour et comment faire pour savoir s’il peut intervenir auprès d’un de ses frères? La réponse ne se trouve-t-elle pas dans la troisième section du discours de Jésus, là où il parle des fruits que produisent les arbres et de ce qui déborde du cœur?

Si les deux premiers enseignements de Jésus se situaient sur le plan des yeux, le troisième, plus intérieur, trouve sa place dans la sphère, plus intime, du cœur. Dans la Bible, le cœur désigne la personne intérieure, le siège des sentiments et des émotions. Les yeux se réfèrent au rapport avec le monde extérieur et à la compréhension de celui-ci, alors que le cœur touche à la relation à soi-même, à ce qui se passe au plus profond de notre être.

C’est lorsque son cœur produira de bons fruits que le disciple saura qu’il est en mesure de poursuivre l’œuvre de son maître et de guider de nouvelles personnes venues se mettre à sa suite. C’est lorsque ses actes et ses paroles seront bonnes qu’il saura qu’il est en mesure d’intervenir auprès d’un de ses frères ou d’une de ses sœurs.

Voilà qui est éclairant pour nous aujourd’hui, dans notre vie de foi communautaire, dans nos relations avec nos mentors, avec nos frères et sœurs, et avec nous-mêmes. Si nos paroles ne sont qu’accusations et réprimandes, si nos gestes ne font que blesser et semer le conflit, c’est que notre cœur n’est pas pur. Mieux vaut alors se taire et éviter d’agir. Mais si nos mots sont remplis d’amour, s’ils cherchent à aider et à favoriser l’apprentissage, si nos actions sont mues par la compassion, si elles permettent de relever, de rassembler et de guérir, c’est que notre cœur est pur. Le Christ nous donne un outil tout simple pour nous guider, il nous offre une parole de sagesse très facile à appliquer. Saurons-nous nous en servir?

Francis Daoust est bibliste et directeur de la Société catholique de la Bible (SOCABI).

Source : Le Feuillet biblique, no 2880. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation écrite du site interBible.org.

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