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La richesse, un problème ?
Jean-Louis d’Aragon | 26e dimanche du Temps ordinaire (C) – 28 septembre 2025
La parabole du riche et de Lazare : Luc 16, 19-31
Les lectures : Amos 6, 1a.4-7 ; Psaume 145 (146) ; 1 Timothée 6, 11-16
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.
Le riche de cette parabole jouit des biens usuels à son époque : il porte des vêtements luxueux et il savoure des mets succulents. La punition à sa mort paraît équivaloir à une condamnation ou au moins à une mise en question de sa richesse. Cette impression est confirmée par les déclarations de Jésus affirmant que Dieu l’a envoyé proclamer la Bonne Nouvelle aux pauvres (Luc 4,18). Le Christ déclare au début de son sermon inaugural que les pauvres sont bienheureux, tandis qu’il déplore le malheur des riches (Luc 6,20.24). Le notable interpellé par Jésus refuse de le suivre et s’éloigne tout triste, car il était très riche. Jésus s’écrie en conclusion : Qu’il est difficile aux riches d’entrer dans le Royaume de Dieu! (Luc 18,23s).
L’Ancien Testament pourtant estime la richesse, qui est considérée comme un signe de la bénédiction divine. Les patriarches, ancêtres et modèles du peuple élu, sont bénis par le Seigneur, qui multiplie leur descendance et leur accorde de vastes troupeaux. Après son épreuve, Job est béni par Dieu, qui lui donne d’innombrables brebis, chameaux, bœufs et ânesses (Job 42,12). Dès la création, Dieu exprime son intention, attribuant à l’homme toutes les richesses de la terre, qu’il doit dominer et développer : Fructifiez et multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-la (Genèse 1,28).
Cette volonté du Créateur semble se réaliser à notre époque, puisque les sciences et la technologie progressent à un rythme inouï. Le niveau de vie s’élève sans cesse, ... mais combien de gens riches sont comme le notable de l’Évangile: ils sont tristes.
Pourquoi le riche est-il puni?
On doit se poser cette question, si on veut éviter la destinée du riche. Mais on se demande à première vue quel a bien pu être son crime. En effet, Jésus ne dit nulle part que cet homme a commis des injustices, exploitant son prochain pour accumuler des richesses. Jésus ne l’accuse pas non plus d’avoir enfreint les commandements de Dieu ou d’avoir ignoré certains préceptes de la Loi.
Comme le pauvre se trouve à la porte du riche, on a souvent pensé que ce dernier manifestait la dureté de son cœur, refusant de secourir Lazare. Pourtant Jésus ne dit pas que le pauvre demandait l’aumône, et encore moins que le riche refusait de l’aider. Non! les deux personnages sont présentés côte à côte, afin de mettre en relief les conditions opposées de leur existence. Le riche jouit chaque jour de sa richesse, tandis que le pauvre ne peut même pas manger les morceaux de pain qui ont servi aux convives pour se nettoyer les mains.
Quel est donc le péché du riche? Il n’a violé aucun commandement, mais il s’est figé peu à peu dans une attitude radicale de refus : il ne ressent aucun besoin de Dieu. Sa richesse lui donne l’illusion qu’il possède tout ce qui peut le satisfaire. Son cœur n’est pas ouvert sur l’avenir, il est rivé sur le présent. Il n’entretient aucune espérance, qui l’entraînerait en avant. Au lieu de progresser sans cesse vers une existence toujours plus belle, il se sclérose, emprisonné dans le faux bonheur que ses richesses ont tissé autour de lui. Il a pu observer tous les commandements, mais il a vécu en contradiction avec la loi fondamentale de la vocation humaine, telle que voulue par le Créateur : aller toujours de l’avant vers la Terre promise.
Le renversement des situations
Jésus reprend ici un conte populaire, qui illustrait le contraste entre le monde présent et celui de l’au-delà. On connaissait en Israël sept versions de ce conte. Dans la version la plus ancienne de cette fable, on opposait un pauvre docteur de la Loi à un riche publicain. Un ami du docteur de la Loi le voyait en rêve dans les jardins du paradis, à côté de fleuves d’eau ; à l’opposé, le riche publicain se trouvait bien au bord d’une rivière, mais il était incapable d’atteindre l’eau. Un récit semblable circulait déjà en Égypte, d’où le milieu juif l’avait emprunté.
La popularité d’une telle fable s’explique sans doute par le désir inné de justice que toute personne ressent. Le riche, l’homme influent, qui a tout reçu ici-bas et qui, souvent, a méprisé ou même écrasé les autres, doit être puni dans l’au-delà. En compensation, le pauvre doit être récompensé.
De plus, la conscience populaire distinguait confusément une contradiction entre l’apparence et la réalité. Ici-bas, c’était l’apparence : le riche paraissait tout posséder, mais il ne devait pas être heureux, surtout après sa mort ; le pauvre n’avait rien, mais son cœur, réchauffé par l’espérance, pouvait déjà se réjouir du bonheur de l’au-delà.
Tout au long de la Bible, nous retrouvons ce thème des situations renversées. Des épouses stériles (Sara, Anne, Elisabeth, ...) sont humiliées avant de devenir, par miracle, la mère de personnages célèbres (Isaac, Samuel, Jean Baptiste, …). Le fils cadet (Jacob, Ephraïm, David, …), pauvre et dominé par son aîné, est choisi par Dieu pour une destinée glorieuse. Ces divers exemples illustrent le sens profond de la pauvreté considérée comme épreuve. Elle rend une personne consciente de sa fragilité radicale. Elle libère le pauvre des liens qui attachent le riche à sa situation présente. Elle l’ouvre sur l’avenir du Dieu de l’espérance, car la détresse produit… l’espérance, qui ne trompe pas (Romains 5,3.5).
Croire à cause d’un prodige?
La seconde partie de la parabole (vv. 24-31), qui rapporte le dialogue entre Abraham et le riche, ne se trouvait pas dans le conte populaire emprunté par Jésus. En raison de son originalité et de son étendue, cette conversation forme la conclusion de la parabole sur laquelle Jésus attire l’attention.
Entre le groupe du riche et celui du pauvre, la séparation est définitive. Abraham, qui parle au nom de Dieu, explique, au moyen d’une image spatiale, que le refus de la personne libre devant l’interpellation divine tend à devenir irrévocable. L’abîme infranchissable symbolise l’obstacle insurmontable de la prison que s’est forgée le condamné. Dieu parle affectueusement au riche : Mon enfant! (v. 25). Il est toujours prêt à l’accueillir et à lui pardonner. La condamnation ne provient pas de Dieu, mais du riche qui s’est emmuré en lui-même, dans un refus définitif.
La proposition du riche en faveur de ses frères peut paraître une mesure efficace. Une telle suggestion ressemble toutefois à celle des scribes, anciens et grands prêtres, qui se moquaient de Jésus en croix : Qu’il descende maintenant de la croix, et nous croirons en lui! (Matthieu 27,42). Jésus ressuscita Lazare. Or certains témoins de ce prodige dénoncèrent Jésus aux Pharisiens, qui, de concert avec les grands prêtres, sanctionnèrent définitivement leur refus de croire en décidant de mettre Jésus à mort (Jean 11,46-53).
Jean-Louis d’Aragon SJ (1920-2016) était professeur honoraire de la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’Université de Montréal où il a enseigné l’exégèse du Nouveau Testament de 1967 à 1990.
Source : Le Feuillet biblique, no 2901. Ce texte a d’abord été publié dans le #1199 (28 septembre 1986). Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation écrite du site interBible.org.
