Alpha et oméga entourant le chrisme. Inscription sur un mur de la crypte du Panthéon à Paris (Wikimedia).

L’utopie à l’œuvre

Patrice PerreaultPatrice Perreault | 5e dimanches de Pâques (C) – 18 mai 2025

Introduction au discours d’adieu : Jean 13, 31-33a.34-35
Les lectures : Actes 14, 21b-27 ; Psaume 144 (145), 8-9, 10-11, 12-13b ; Apocalypse 21, 1-5a
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.

Les textes de ce dimanche nous révèlent l’orientation que prend le monde selon une perspective chrétienne. Le Christ devient la clé de voûte de l’interprétation du sens de l’histoire comme le souligne le dernier livre de la Bible : Moi, je suis l’alpha et l’oméga, le premier et le dernier, le commencement et la fin (Apocalypse 22,13). C’est la signification profonde que Jésus de Nazareth est au cœur de l’histoire humaine, un paradigme idéal de l’humanité. Bien avant la symbolique de la parousie, l’Apocalypse qui signifie lever le voile, cherche avant tout à illustrer comment le Christ propose un devenir que les êtres humains sont libres d’accueillir ou non.

L’utopie de l’inclusion de toutes et de tous

Dans la première lecture, Paul et ses compagnons annoncent la Parole. Il est intéressant de constater que le texte apparaît comme un élément charnière entre ce qui précède et les autres chapitres des Actes. Par ce récit, l’auteur permet le passage entre l’annonce de la Bonne Nouvelle aux communautés de la diaspora juive à l’ensemble des communautés peu importe leur origine religieuse. Autrement dit, ce passage des Actes conclut la première partie en mettant en exergue les prémisses de l’annonce aux diverses nations (Ac 10,45 ; 11,1.18) en dévoilant l’égalité profonde de tout être humain comme l’exprime Paul dans sa lettre à la communauté romaine : Ou bien, Dieu serait-il seulement le Dieu des Juifs ? N’est-il pas aussi le Dieu des nations ? Bien sûr, il est aussi le Dieu des nations, puisqu’il n’y a qu’un seul Dieu : il rendra justes en vertu de la foi ceux qui ont reçu la circoncision, et aussi, au moyen de la foi, ceux qui ne l’ont pas reçue (Rm 3,29-30).

Cette ouverture à l’ensemble de l’humanité ne concerne pas que les nations et les divers systèmes religieux, mais elle relativise l’ensemble des normes sociales et religieuses comme le laisse entendre ce verset de la lettre à la communauté des Galates : Il n’y a plus ni juif ni grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus l’homme et la femme, car tous, vous ne faites plus qu’un dans le Christ Jésus (Ga 3,28).En d’autres termes, l’ouverture à la pluralité humaine représente le socle, la pierre angulaire de l’éthique, du regard et de l’action des christianismes. C’est là que réside essentiellement le message chrétien : nul n’est exclu peu importe son origine, son genre, son orientation affective, la couleur de la peau ou son statut socioéconomique. Il s’agit non seulement d’égalité, mais également d’équité radicales. Cela interpelle à poursuivre la transformation des sociétés pour favoriser constamment la dignité de toutes et de tous. Ce rêve d’une société bienveillante se vit concrètement dans la célébration eucharistique où le partage du pain à chaque personne devient l’élément central du mystère eucharistique.

L’utopie déjà présente

Le psaume de ce dimanche décrit l’agir concret de la divinité puisque le verset 8 représente une réminiscence de l’Exode (Ex 34,6). Selon le langage théologique de l’époque, le psaume met l’accent sur la royauté de Dieu et en corollaire son agir. Par conséquent, l’hymne exprime la conviction profonde pour une personne croyante que le monde se déploie en construisant peu à peu un sens ou plutôt des sens. En effet, pour le psaume, l’amour constitue l’orientation du devenir du cosmos.

Il s’agit moins d’une puissance exercée par la divinité qu’une invitation à l’ensemble du monde particulièrement les êtres doués de conscience à emprunter une voie, parmi une multitude de chemins potentiels, à s’inscrire dans cet amour comme mouvement vers soi, l’autre et Dieu. En d’autres termes, il s’agit de reconnaître et de prendre soin des interrelations et des relations entre les divers éléments du monde. Au sein de nos sociétés, une approche l’exemplifie fort bien : l’éthique du « care » où les personnes les plus vulnérables sont considérées d’abord comme des personnes à part entière [1]. Cette orientation cherchant l’inclusion constitue un pas vers l’idéal utopique.

Un livre d’espérance

L’auteur de l’Apocalypse désire renouveler l’espérance des chrétiennes et des chrétiens victimes de la grande persécution de Domitien (entre 81 et 96 de notre ère). Ce livre dont l’étymologie signifie avant tout « lever le voile [2] », s’efforce de démontrer qu’en dépit des apparences, le Christ demeure le Seigneur de l’histoire. C’est pourquoi s’ingénier à reconnaître une quelconque période historique ultérieure à celle des événements relatés dans l’Apocalypse trahit le message fondamental de l’œuvre. L’auteur, recoure au langage symbolique et propose une lecture signifiante de l’histoire pour les communautés éprouvées. Il ne s’agit pas, pour lui, d’en décrire le déroulement mais de réconforter des personnes affligées.

L’auteur cherche à contrer le fatalisme gagnant certaines communautés pour leur affirmer que l’avenir n’est pas décrété par Dieu. Le futur s’élabore en fonction des choix effectués dès aujourd’hui. Dans la multitude des possibles, le Christ nous invite à discerner dans notre présent, les routes qui fécondent la vie. L’Apocalypse apporte un message d’espoir car elle propose un projet pour les communautés chrétiennes : celle de lutter contre les forces de la mort pour favoriser la dignité et l’inclusion.

L’horizon d’une utopie

Le passage de l’Apocalypse retenu ce dimanche représente l’idéal accompli de rêve collectif de l’humanité : celle d’une parfaite harmonie où triomphe la vie. La mer, symbole du chaos, n’existe plus. L’ancien monde a accouché d’un meilleur où les antagonismes, les luttes de pouvoir ont fait place à la solidarité entre les êtres humains et l’ensemble du cosmos et où l’humanité se reconnaît comme partie prenante de la création. À cet égard, l’auteur fait écho au livre de la Genèse avec l’irruption du monde sous l’impulsion divine. Le texte décrit en quelque sorte le parachèvement d’un mouvement qui incarne le rêve collectif d’une vie en plénitude dans toutes ses dimensions.

Ce portrait représente un horizon vers lequel toute personne chrétienne cherche à tendre. L’horizon est le maître mot, car au-delà de l’accomplissement ultime, le défi quotidien vise à incarner, avec d’autres, cet idéal. Il s’agit de construire peu à peu à chaque génération, malgré les ressacs inévitables de l’histoire, ce meilleur monde jamais achevé, mais toujours en renouvellement de ce rêve si humain, si divin.

L’utopie chrétienne : l’intimité divine

Le texte évangélique porte sur le discours d’adieu de Jésus à ses disciples. Paradoxalement, sa mort imminente et ignominieuse devient l’événement et le lieu de la glorification de Dieu. Et à l’exaltation du Christ. Reprenant la formule traditionnelle du genre testamentaire [3], l’auteur établit le lien étroit entre Jésus et son Père. Par extension, cette unité intrinsèque se voit partager à l’ensemble des disciples comme le dévoile cet extrait de l’évangile : Quand il eut pris le vinaigre, Jésus dit : « Tout est accompli. » Puis, inclinant la tête, il remit l’esprit (Jn 19,30). À la suite de ce passage, l’auteur fait un lien avec la naissance symbolique de l’Église : Mais un des soldats avec sa lance lui perça le côté ; et aussitôt, il en sortit du sang et de l’eau (Jn 19,34). Par le don de l’esprit opéré par la mort-glorification-exaltation, l’humanité et l’ensemble du cosmos entrent dans une nouvelle étape où elles partagent une parenté intime avec la divinité. La marque de cette proximité se vérifie par la manifestation de la qualité de l’amour inconditionnel exercé envers l’autre (agapè).

L’amour comme moteur de l’utopie

Dans notre contexte contemporain, l’amour est souvent considéré sous sa dimension sentimentale. Or dans la culture biblique, l’amour fait davantage référence à une posture, à une orientation et à une décision de se diriger vers un but et une politique fondée sur la bienveillance. Ce choix guide tout autant les personnes que les communautés.

D’une certaine manière, l’amour sert de matrice pour transformer substantiellement les structures sociales et les relations entre les gens. En d’autres mots, l’amour s’inscrit comme repère éthique. Songeons simplement aux ouvriers de la vigne (Mt 20,1-17). La parabole met l’accent sur les besoins des personnes plutôt que sur leur capacité à performer. Ainsi toutes et tous peuvent vivre dignement, même celles et ceux qui se retrouvent habituellement hors des circuits économiques [4]. Comme le souligne la théologienne Catherine Keller, la dimension de compassion se tourne davantage vers les retardataires, les incapables, les personnes immigrantes sans-papiers, les enfants qui s’écartent des droits chemins, de celles et de ceux qui sont abandonnées par un système carburant à la performance, à l’image et aux inégalités afin que chacune et chacun puissent contribuer, de manière inclusive, à la marche du monde [5]. C’est dans les interstices du modèle socioéconomique que peuvent se construire de nouvelles voies, d’autres regards qui offrent les possibilités de bâtir un meilleur monde selon la logique du Règne (Lc 4,18 ; Is 58,6-8).

C’est ainsi que l’amour ne concerne pas que le sentiment, mais adopte une perspective politique cherchant à se montrer inclusive, égalitaire et surtout équitable [6]. Ce regard déconstruit le narratif de la croyance que la richesse, le succès dépendent uniquement de la volonté personnelle et constituent théologiquement la « preuve » d’une bénédiction divine. Cette politique de l’amour lève le voile sur qui est implicitement reconnue comme une norme acceptée et en révèle le caractère mensonger.

Elle braque le projecteur sur les différents aspects, les discriminations systémiques qui infirment ce pseudo-mythe fondateur, malheureusement grandement partagé, de la « réussite personnelle par ses propres moyens ». L’amour évangélique devient ainsi prophétique au sens fort du terme. Elle propose un examen lucide sur les dynamiques délétères de notre monde pour proposer une autre direction, un projet de vie. Loin d’avaliser le statu quo, il privilégie les personnes marginalisées, exclues hors des normes usuelles. Il dévoile comment un autre monde est possible.

L’utopie : une destination jamais achevée

C’est ici que joue le rôle fondamental de l’espérance prophétique et provenant de l’Apocalypse. Elle pointe vers un idéal jamais achevé, mais qui peut se construire peu à peu sans jamais parvenir à sa parfaite réalisation [7]. L’espérance est importante, car elle démontre que d’autres chemins sont possibles et bénéfiques.

L’idéal de l’utopie ne sera peut-être jamais pleinement réalisé, mais comme l’indique le projet, il est possible de s’en approcher et ainsi de génération en génération d’améliorer grandement la vie de toutes et de tous. Cette espérance peut contribuer à édifier ce monde meilleur tel qu’intuitionné par la divinité. Vanada Shiva, une militante environnementale trace les contours d’une étape de cette utopie :

« La démocratie terrestre nous rend capables d’imaginer et de créer des démocraties de vivants. La démocratie de vivants favorise la participation démocratique sur tous les enjeux de vie et de mort — la nourriture que nous consommons ou que nous n’avons pas accès, l’eau que nous buvons ou qui nous est refusée en raison de la privatisation ou de la pollution, de l’air que nous respirons ou qui nous empoisonne. La démocratie des vivants se base sur la valeur intrinsèque de toutes les espèces, de tous les peuples, de toutes les cultures ; un juste et équitable partage des ressources terrestres vitales ainsi que toutes et tous prennent part aux décisions de l’utilisation des ressources de la Terre [8]. »

Pâques fait éclater les limites de ce que les normes sociales, économiques, sociales ou religieuses dictent pour nous inviter à vivre et à incarner dès maintenant l’amour transformateur. La réponse nous appartient personnellement et collectivement d’acquiescer à cette orientation vivifiante qui nous convie à vivre en plénitude en solidarité avec la Terre.

Diplômé en études bibliques (Université de Montréal), Patrice Perreault a travaillé pendant longtemps en milieu paroissial. Il est maintenant impliqué dans divers groupes communautaires à Granby.

[1] Joan C. Tronto, Un monde vulnérable : pour une politique du care, La découverte (Textes à l’appui/philosophie pratique), Paris, 2009.
[2] Il s’agit de lever le voile sur ce qui est obscur. Pour le contexte de l’Apocalypse, cela se réfère à lever le voile, à mettre en lumière le sens de l’histoire. Dans les communautés chrétiennes, le socle de l’accomplissement, avant dans le présent, dans le kairos (moment décisif) où se déploie l’orientation divine du salut au cœur des choix et de l’autonomie du monde vers sa finalité marquée par l’espérance.
[3] L’emploi du terme « petits enfants » au verset 33 issu du terme teknia (une expression semblable se retrouve dans les lettres johanniques (1 Jn 2,1.12.28).
[4] Il s’agit des personnes qui ne sont ne sont pas retenues pour un travail et laissées pour compte: « Ceux qui avaient commencé à cinq heures s’avancèrent et reçurent chacun une pièce d’un denier. Quand vint le tour des premiers, ils pensaient recevoir davantage, mais ils reçurent, eux aussi, chacun une pièce d’un denier. En la recevant, ils récriminaient contre le maître du domaine :“Ceux-là, les derniers venus, n’ont fait qu’une heure, et tu les traites à l’égal de nous, qui avons enduré le poids du jour et la chaleur !”Mais le maître répondit à l’un d’entre eux : “Mon ami, je ne suis pas injuste envers toi. N’as-tu pas été d’accord avec moi pour un denier ? Prends ce qui te revient, et va-t’en. Je veux donner au dernier venu autant qu’à toi : n’ai-je pas le droit de faire ce que je veux de mes biens ? Ou alors ton regard est-il mauvais parce que moi, je suis bon ?”C’est ainsi que les derniers seront premiers, et les premiers seront derniers. » (Mt 20,9-16). Voir Catherine Keller, On The Mystery. Discerning Divinity in Process, Minneapolis, Fortress Press, 2008, p. 140-143.
[5] Ibid., p. 142.
[6] Catherine Keller, God and Power. Counter-Apocalyptic Journeys, Minneapolis, Fortress Press, 2004, p. 95-152.
[7] C’est pourquoi, dans l’Apocalypse, Dieu parachève le rêve humain. L’image de la Jérusalem céleste en est le témoignage.
[8] Vandana Shiva, Earth Democracy : Justice, Sustainability And Peace, Berkeley, North Atlantic Books, 2015, 6 (traduction libre).

Source : Le Feuillet biblique, no 2891. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.

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