La multiplication des pains. Francisco de Herrera (l’Ancien), avant 1656.
Huile sur toile, 110 x 80 cm. Musée Goya, Castres (Wikipédia).

L’abondance, présence réelle dans notre mémoire

Alain FaucherAlain Faucher | Saint Sacrement (C) – 22 juin 2025

La multiplication des pains : Luc 9, 11b-17
Les lectures : Genèse 14, 18-20 ; Psaume 109 (110) ; 1 Corinthiens 11, 23-26
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.

Les lectures de ce dimanche sont une belle occasion pour explorer en profondeur le signe du pain et du vin donnés à notre mémoire. Les dires de Paul et le souvenir du geste d’Abraham éclairent la mémoire du passé et l’ouverture sur l’avenir. Entre ces deux pôles de la ligne du temps, Jésus traduit dans son don du pain l’exercice de la responsabilité. Ainsi se perpétue la grâce de la Passion dans notre société.

Comme l’écrit si bien Pierre Talec : « Pour un chrétien, prétendre partager le pain, c’est d’abord consentir à mettre le prix que le Christ a mis. » L’engagement des croyants nourris du pain de la mémoire crée à son tour une abondance qui déborde sur tous les secteurs de la vie. Le futur du règne de Dieu bonifie déjà le présent, en continuité avec le passé.

Ce dimanche est donc donné pour s’émerveiller des dons de Dieu ancrés dans le temps. Et ce, même s’ils ont surgi dans un contexte aujourd’hui discutable. Je pense ici à l’actualisation de la première lecture. Abraham guerrier? Quelle horreur, diront certains! Pourtant, ce qui semble violence gratuite s’inscrit dans le fil du lent déploiement de la promesse de descendance et d’alliance proposée par Dieu à Abraham (Genèse 12,1-3). Au moment où Lot est enlevé par une coalition étrangère, ce neveu est le seul rejeton disponible pour assurer une certaine descendance. Le perdre remettrait en question la promesse divine. Voilà pourquoi la délivrance du neveu et le butin recueilli deviennent des signes qui méritent bénédiction et reconnaissance de la part d’Abraham.

Nous n’avons pas besoin d’attendre des exploits militaires pour mesurer les traces du divin dans nos vies. Au-delà de nos efforts, combien de succès méritent d’être attribués au moins en partie à l’activité de Dieu, ce règne de Dieu révélé par Jésus? Voilà un filon trop rarement exploité dans nos prières de bénédiction. Dieu n’est pas seulement un inventeur de trucs de survie, comme Jésus dans l’évangile. Il est aussi un partenaire de nos bons combats, comme dans la première lecture. À nous de prendre au sérieux l’invitation du Seigneur. Osons faire mémoire pour l’abondance reçue autant que pour l’abondance conquise... ou à venir!

Dieu a de la suite dans les idées

De toute évidence, la première lecture (Genèse 14,18-20) éclaire le geste de bénédiction du pain par Jésus. L’Épître aux Hébreux fait du roi de Salem (= paix ou totalité) un des personnages qui aident à décrire Jésus. Le geste liturgique attribué à Melkisédek (« mon roi de justice ») est imprégné du caractère d’abondance qui sera créé par Jésus : suite à l’invocation du Très-Haut (3 mentions dans la première lecture) qui fait exister ciel et terre (= tout), Abraham offre au roi-prêtre une partie de la totalité de son butin.

Le pain et le vin résument l’essentiel de l’alimentation dans le pays de Jésus. Ce pays aride est toujours en guerre : semer et récolter, cultiver la vigne, ce n’est jamais un acquis. Pouvoir faire cuire son pain pour fêter, arroser le repas de fête d’un peu de vin, c’est goûter aux fruits de la paix!

Ces fruits de la terre évoquent les dons de Dieu... un Dieu qui va au-devant des besoins de son peuple comme Melkisédek va à la rencontre d’Abraham, offre le pain et le vin, proclame la bénédiction. Il ne reste à Abraham qu’à inventer une réponse devant les largesses de Dieu qui respecte son alliance avec lui. Telle est la portée de la victoire sur les ennemis de son clan. Elle rend viable sa descendance grâce à son neveu libéré...

La mémoire comme avenir

Les quatre versets de la lecture suivante (1 Corinthiens 11,23-26) sont imprégnés d’admiration pour Jésus ressuscité, comme en fait foi la triple mention du terme Seigneur. Paul ne fait pas que rapporter des données historiques. Il en fournit une interprétation au bénéfice d’un groupe inséré dans la trame d’un temps de haute qualité. Ce temps culminera dans le retour de ce Seigneur qui a osé passer par la mort (verset 26). D’ici là, le groupe pose à répétition (chaque fois répété deux fois) un geste chargé de mémoire (Faites cela en mémoire de moi, également répété).

La structure des paroles de Jésus est un peu étonnante. En effet, Paul raconte ce que fait Jésus, puis il y insère la parole descriptive (Ceci est...) porteuse d’un commandement (Faites...). Cette articulation rappelle le chapitre 12 du livre de l’Exode, où s’entremêlent joyeusement annonce du geste libérateur de Dieu, commandement de répétition à perpétuité et description du rite du repas pascal. Ce procédé narratif, chaotique selon nos normes, établit le rituel comme norme. Le groupe existera sur la base de la mémoire dont sont chargés ses gestes.

Au début de la lecture, Paul insiste sur la transmission opérée selon la tradition qui vient du Seigneur. L’Eucharistie exprime que Dieu a pris l’initiative d’être présent au monde par la création, puis par la rédemption. Certains pédagogues conseillent aux parents d’éduquer leur enfant comme si le passé n’existait pas. Comme si l’avenir seul était digne d’intérêt. L’invitation à la profondeur historique formulée par Paul contredit ce point de vue. Chaque fois que nous partageons le repas du Seigneur, nous nous souvenons de sa mort. Paul convie ainsi à l’espérance. En évoquant la mort de Jésus, nous exprimons l’espérance, car nous célébrons notre attente du retour du Seigneur. L’Église avance depuis presque deux millénaires à coup d’espérance et de mémoire.

La tradition eucharistique de l’Église est l’une des plus anciennes et des mieux documentées parmi ses croyances. Vers l’an 50, la tradition était déjà fixée dans la vie de l’Église : la mort de Jésus de Nazareth était ainsi commémorée. De nombreux indices du Nouveau Testament, malgré leur diversité, convergent dans ce sens. En célébrant la fête du Corps et du Sang du Christ, l’Église nous met en contact avec une tradition aussi ancienne que la foi au Christ reconnu comme Fils de Dieu. Cette fête nous relie aux chrétiens de toutes les époques et de toutes les cultures.

L’abondance comme mémoire

Pensons à nos réflexes d’organisation. Imaginez : vous organisez un pique-nique. Comment le préparez-vous pour en garantir le succès ? Quelles sont les étapes requises ? Comparez cet étalage de précautions, indispensables pour réussir une activité aussi simple qu’un pique-nique, avec la situation décrite dans l’évangile.

La foule est-elle entre les mains de bons organisateurs ? D’après les paroles échangées et les gestes posés, qui fait confiance à qui dans cette aventure ? Quels sont les moyens suggérés ou mis en œuvre par Jésus pour contourner la panne de nourriture ? Quel rendement ces moyens inattendus permettent-ils d’atteindre ?

L’évangile ne s’embarrasse pas des opérations normales de planification, de préparation, d’emballage hygiénique et de transport des denrées d’un pique-nique réussi. À l’écart, dans la région de Bethsaïda, donc loin d’un lieu normal de rencontre et de partage commercial des biens, Jésus parle du règne de Dieu à la foule. Sa parole se fait successivement geste de guérison, préoccupation des besoins élémentaires de pain, confiance au monde de Dieu (évoquée par ce ciel vers lequel il lève les yeux), source de satiété et de surabondance. Somme toute, grâce aux multiples approches de Jésus, quelque chose d’inattendu surgit avec force dans un lieu désert, un lieu non organisé.

Jésus fait confiance aux Douze. Pourtant, ceux-ci sont loin d’être confiants dans leurs propres capacités! Leur solution consiste d’abord à faire partir la foule vers des lieux autres. Ensuite, ils avouent leur manque de ressources, qui explique leur besoin de recourir à l’extérieur pour les fournitures.

Coup de théâtre : Jésus demande aux Douze de garder et d’installer la foule sur place. Il impose un certain quadrillage. La foule obéit aux Douze. Jésus fait alors appel au ciel (il lève les yeux ; il prononce la bénédiction) avant de fournir aux disciples les biens à distribuer. Ainsi s’accomplit la première directive de Jésus (« Donnez-leur vous-mêmes à manger ») ; ainsi fait irruption le règne de Dieu sur la scène du lieu désert. Ce règne se reconnaît à une transformation heureuse : du manque, on passe par la grâce de Dieu à la satiété et à la surabondance. Nous voilà bien loin des commentaires étriqués qui réduisent le message évangélique à une valorisation de la tristesse et de la mort !

Dans le geste de Jésus, le lecteur averti entend résonner des épisodes heureux du Premier Testament. L’abondance finale signale les temps du Messie. Trois versets avant le début du texte proclamé aujourd’hui, une allusion à Élie le prophète aide à décoder l’allusion inscrite dans le récit : Jésus est un prophète bien supérieur à celui qui pouvait nourrir veuves et enfants aux jours de famine. Jésus est encore plus compétent que Moïse, le prophète par excellence. Malgré son hésitation, Moïse fut instrument des dons de Dieu pour le peuple hébreu errant au désert. Jésus sait comment agir pour que des besoins essentiels démesurés soient comblés au-delà de la ligne de survie. Jésus distribue le pain à une foule qui représente la moitié de la population mâle de la grande cité, Jérusalem!

Vivre du pain, vivre de la Parole

En regardant d’un œil critique notre attitude de tiédeur face au don de l’Eucharistie, nous découvrons dans les lectures bibliques de la Fête-Dieu qu’il s’agit d’une réaction d’adolescents gâtés. C’est facile de lever le nez sur le choix tout simple opéré par Jésus. Pourtant, Jésus propose une solution portable et globale au problème de sa présence à assurer avec ses amis.

Il ne peut y avoir de demi-mesure. La foi des premiers chrétiens qualifie Jésus de « prêtre à jamais selon l’ordre du roi Melkisédek ». Jésus a promis que son action se prolongerait auprès de l’Église par la présence de la personne de l’Esprit-Saint. Il restait à rendre palpable ce don d’une présence totale du médiateur éternel. Jésus se donne donc en nourriture, il se laisse manger, il adhère de l’intérieur à la vie des gens. On ne peut imaginer don plus palpable. Le don total de Jésus rejoint les sens et le cœur. Dieu se fait accessible. Jésus se fait proche. Jésus s’implique avec nous. Telle est la densité du miracle du pain et du psaume qui évoque le personnage de Melkisédek…

Alain Faucher est prêtre du Diocèse de Québec. Professeur d’exégèse biblique à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval, il est directeur général des programmes de premier cycle.

Source : Le Feuillet biblique, no 2896. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation écrite du site interBible.org.

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