
Crucifixion. Détail d'une icône écrite par Luc Castonguay (images reproduites avec autorisation).
La troisième parole de Jésus en croix
Luc Castonguay | 3 février 2025
Nous présentons ici une série de cinq articles qui portent sur une réflexion théologique et iconographique des dernières paroles de Jésus en croix. Le texte de ces articles et les icônes qui y sont représentées sont un résumé du mémoire de maîtrise « Écriture iconographique et lecture théologique des sept dernières paroles du Christ en croix » présenté par Luc Castonguay à la faculté de théologie de l’Université Laval.
Le lien que l’icône noue avec l’exégèse repose sur le fait qu’elles sont toutes deux une réflexion sur un sujet ou un personnage qui tient du sacré. Seulement, l’interprétation de l’iconographe est graphique et celle de l’exégète est écrite. Cependant, toutes les deux se rejoignent sur les vocables de l’écriture, car nous l’avons déjà noté, en iconographie, on parle toujours en termes d’écriture et jamais de peinture pour décrire le travail artistique.
Nous avons tous expérimenté le fait qu’à sa lecture un texte stimule l’imagination. Dans la démarche de l’écriture iconographique, ce décodage (la recherche qui a précédé) a pour but de supporter le choix et la réalisation des divers éléments qui composeront l’icône. C’est ainsi que l’iconographe, avec l’aide de ses codes scripturaux (couleurs, lignes, compositions, canons, symboles et autres) ne fait que retranscrire sur la planche sa réflexion, son émotion, sa foi et son espérance suscitées ou éveillées par ses lectures.
Nous pouvons dire que trois temps structurent la démarche de l’écriture d’une icône : la préfiguration, la configuration et la refiguration. La première met en lumière où l’artiste puise son inspiration (ici dans les textes du Nouveau Testament). La deuxième est la conception soit l’écriture de l’œuvre. La troisième est sa lecture ou sa présentation. Il faut comprendre que, par sa théologie, une icône n’est pas simplement une œuvre artistique tangible mais une œuvre sacrée à caractère théologique. C’est pourquoi elle est méditative et qu’elle prédispose à la rencontre de l’Autre.
Dans les deux articles précédents nous nous sommes intéressés aux icônes des deux premières paroles que Jésus aurait prononcées en croix ; paroles de pardon pour la première et de compassion pour la seconde. Nous étudierons à présent l’icône qui représente la troisième parole que Jésus aurait prononcé en croix :
« Femme, voici ton fils. » Puis Il dit au disciple : « Voici ta mère. » (Jn 19,26-27)

(icône © Luc Castonguay).
3. Parole de relation
Par cette parole Jésus montre qu’au moment de sa mort Il se préoccupe de ceux qui resteront après lui. Il ne laisse pas ses disciples seuls, Il leur donne une Église à bâtir personnifiée par Marie sa mère et Jean, le disciple bien aimé.Sa croix devient l’étendard de cette nouvelle communauté.
La formulation peut nous paraître énigmatique, car s’adressant à sa mère, Jésus l’interpelle et lui dit « Femme, voici ton fils » (Jn 19,26), et « au disciple qu’Il aimait […] Voici ta mère » (Jn 19,27) mais sans le nommer. Il nous semble que même si ces personnages (Marie et Jean) sont des figures bien connues de son évangile, l’évangéliste s’y intéresse pour des raisons symboliques et théologiques ; ceux-ci ne nous sont connus que par leur relation avec lui (Jn 19,25-27). Souvent les parties obscures des évangiles servent à faire place à l’imagination du lecteur par l’interprétation qu’il en fait.
C’est pourquoi cette parole est lourde de symboles. Elle parle du devoir filial du fils envers sa mère : Jésus recommande à Jean de veiller sur Marie après sa disparition. Mais elle nous présente aussi Marie comme mère spirituelle non seulement de Jean, mais de tous ceux qui croiront en Jésus. Jean-Paul II a écrit : « Les paroles si essentielles du Christ en Croix “Voici ton fils” sont d’une sobriété telle qu’elles font penser à une formule quasi sacramentelle. Marie est dès lors constituée, on dirait presque consacrée, comme Mère de l’Église du haut de la Croix [1]. » Comme l’a dit Marie-Van Meurice, Jésus fait un don de grâce divine pour construire une filiation, une fraternité [2]. Dès le IVe siècle l’appellation Mater Ecclesiæ apparait avec Ambroise, Père de l’Église et évêque de Milan. Ce titre fut cité encore plus récemment dans des encycliques, exhortation apostolique et décret des papes Paul VI, Jean-Paul II et François.
Le théologien suisse Charles Journet rappelle que : « La croix du Christ domine le déroulement du temps, elle sauve les hommes, ceux qui ont vécu dans le passé, et ceux qui vivront dans l’avenir […] En elle s’accomplit le mystère de la passion rédemptrice du Christ qui est la tête […] Ce que la Vierge et le disciple bien-aimé figurent avant tout, au pied de la croix, c’est le mystère de la compassion co-rédemptrice de l’Église, qui est le corps. […] Et ils sont tous deux, unis inséparablement par la parole du Christ qui fait, désormais, de la Mère de Dieu au pied de la croix, la mère de tout disciple du Christ [3]. »
À ce propos le pape François précise que « Fidèle à son Maître, qui est son Fils, l’unique Rédempteur, elle (Marie) n’a jamais voulu prendre quoi que ce soit à son Fils. Elle ne s’est jamais présentée comme co-rédemptrice [4]. » Mais elle figure l’Église du Christ qui elle, l’est et c’est pourquoi on la vénère. De la même façon plusieurs communautés chrétiennes vénèrent les saintes icônes, car par leur théologie elles deviennent aussi présence réelle des personnages qu’elles mettent en lumière.
Nous avons choisi la forme triptyque (dorée à l’or blanc à l’or jaune) pour cette icône pour symboliser que cette parole, qui se rapporte à ce qui semble être une scène de séparation, mais qu’en réalité, avec la réunion des personnages qui la composent, est la représentation de la formation d’une autre entité. En effet chacune des parties de l’œuvre est une icône en soi (trois œuvres complètement indépendantes les unes des autres) mais mises ensemble, elles interagissent pour nous mettre en présence d’un moment spécifique de la passion de Jésus où symboliquement il y eut formation de la confession chrétienne.
Nous voyons que le personnage central, Jésus, est surdimensionné par rapport à Marie et Jean. Mais par différentes interprétations théologiques et le symbolisme qui en découle, Marie semble être le personnage principal de la scène, car c’est sur elle que se fixe le scénario. Cependant la croix de Jésus reste le centre de l’icône. C’est autour d’elle que se reforme une alliance. La croix ne symbolise pas une défaite, mais bien une victoire sur la mort. Son horizontalité nous rappelle notre finitude, mais sa verticalité nous ramène à la résurrection. Au-dessous à gauche, du côté où s’ouvre sa blessure et où Il penche la tête, se place l’icône de Marie sa mère. À droite, l’icône de Jean, le disciple que Jésus aimait. Les mains de Jésus arrivent exactement au-dessus de leur tête ce qui symbolise leur baptême par son sang qui s’y écoule. De plus la position des deux icônes posées sous les bras de Jésus ramène le regardeur sur terre au moment où Marie et Jean incarnent la formation de l’Église de Jésus. Le fait qu’ils sont placés sous ses bras donne l’impression qu’ils sont sous sa protection.
Dans les icônes, la tradition orthodoxe préfère représenter Jésus serein et glorifié, au contraire de l’art religieux chrétien occidental qui souvent l’a dépeint souffrant et agonisant. Les premiers donnent ainsi un avant-goût du résultat, soit la victoire du bien sur le mal, tandis que les seconds démontrent les souffrances physiques que les péchés du monde ont causées au Sauveur. L’orthodoxie fait très peu de cas de la Passion dans sa célébration, mais la Résurrection et la semaine qui suit Pâques sont fêtées comme une octave d’ailleurs nommée la Semaine Lumineuse : la croix vide symbolisant la résurrection du Sauveur et sa victoire sur la mort.
Malgré sa grande douleur, la Vierge n’est pas représentée elle non plus défaillante au pied de la croix. Comme dans l’icône de l’Annonciation, elle y est peinte dans une posture de soumission : la tête baissée et la main droite levée en signe de consentement. De plus, par la représentation physique du lieu et des personnages, elle semble déjà plus près de Jean que de Jésus. Ils se font face l’un et l’autre, ils ont la même taille et les deux se trouvent sur un terrain vert, couleur symbolisant l’espérance.
Jean est lui aussi tête baissée devant son maître en geste d’humilité. Sa tête reposant sur sa main lui pèse certainement. Peut-être ne se sent-il pas à la hauteur de la tâche à accomplir? Mais l’heure n’est pas à l’hésitation. Donc cette position confirme l’acceptation et la soumission à son nouveau rôle. L’évangile dit qu’à « partir de cette heure, le disciple la prit chez lui » (Jn 19, 27).
Pour conclure, relisons ce passage du cardinal C. Journet : « Sur la croix, vers la fin de sa vie, sous l’atroce brulure de ses plaies, dans une tristesse infinie de l’âme, n’a que mansuétude en lui : Il supplie le Père de pardonner à ceux qui le crucifient, Il promet le paradis au voleur, Il laisse au disciple fidèle, et à tous ceux qui envieront cette fidélité, celle même qui avait été pour lui, au moment de son enfance une fontaine de douceur. Désormais Il n’a plus rien : avec elle, Il nous a tout donné [5]. »
Luc Castonguay est iconographe et détenteur d’une maîtrise en théologie de l’Université Laval (Québec).
[1] Jean-Paul II, Lettre encyclique Redemptoris Mater §40.
[2] Marie-Van Meurice, « La foi Prise au mot » (consulté le 5 mai 2021).
[3] C. Journet, Les sept paroles du Christ en croix, p. 71.
[4] Nicolas Senèze, « Pape François : Marie ne s’est jamais présentée comme “corédemptrice” » (consulté le 20 mai 2020).
[5] C. Journet, Les sept paroles du Christ en croix, p. 75.
