
Les filles de Çelophehad. Women of the Bible (photo © Dikla Laor).
Des filles qui parlèrent juste : les filles de Çelophehad
Anne-Marie Chapleau | 3 mars 2025
Lire Nombres 27,1-11 ; Nombres 36,1-12 ; Josué 17,3-6
Le livre des Nombres ne fait pas toujours dans la dentelle. Dans certains de ses récits, les morts abondent et elles sont parfois le résultat des représailles du Seigneur envers son peuple infidèle. Ainsi, au chapitre 25, la colère du Seigneur s’enflamme devant l’idolâtrie de nombreux fils d’Israël. Bilan : vingt-quatre mille morts (Nb 25,9) ! Et une chance que le fils d’Aaron, le prêtre Éléazar [1], a réussi à détourner le courroux divin des Israélites (25,11), sinon le bilan aurait été encore plus lourd. Avec des pertes aussi importantes, on peut se demander ce qu’il reste des divers clans [2].
Qui, dans chacun, est encore en mesure de prendre les armes si nécessaire ? Pour le savoir, le Seigneur ordonne à Moïse et à son neveu Éléazar d’organiser un grand recensement des Israélites de vingt-et-un ans et plus. Le chapitre 26 enchaîne donc de longues listes des membres des divers clans en chiffrant la descendance des uns et des autres. Ceux qui ont la ténacité de lire tout le chapitre peuvent noter, au milieu d’une liste presque interminable de noms d’hommes, celui de cinq femmes, cinq sœurs (Nb 26,33) [3]. Les mentionner permet d’expliquer pourquoi le recensement laissera une case vide sous le nom de leur défunt père Çelophehad, membre d’un clan de la tribu de Manassé. Mais pourquoi aller jusqu’à révéler leurs noms, même s’ils sont évocateurs — Malha (Clémence), Noa (Vive), Hogla (Perdrix), Milka (Conseillère) et Tirça (Charme) ? Après tout, un recensement, dans la Bible, c’est une histoire d’hommes ! Mais il fallait parler d’elles justement parce qu’elles allaient remettre en question, jusqu’à un certain point, ce privilège mâle.
Oser prendre parole
Après le recensement [4], le Seigneur donne à Moïse ses instructions pour la répartition de la Terre promise au terme de l’errance dans le désert (Nb 26,51-56). En gros, c’est le sort qui décidera de la localisation des terres attribuées à chaque clan, tandis que leur étendue dépendra du nombre de ses membres masculins recensés.
Voilà qui ne fait pas du tout l’affaire des cinq sœurs. De facto, la mémoire de leur père en serait effacée, ce contre quoi elles s’insurgent vigoureusement (Nb 27,3-4) allant même jusqu’à revendiquer pour elles « un domaine au milieu des frères de [leur] père » (v. 4).
En habiles négociatrices, elles prennent bien soin d’écarter préventivement toute association entre Coré et leur père (v. 3). Ce Coré, de mémoire plus que honteuse, avait fomenté une révolte contre Moïse et son frère Aaron pour des questions d’accès au sacerdoce. L’histoire devait se terminer tragiquement, le Seigneur ayant décidé de les engloutir dans une faille de la terre, de sorte qu’ils se retrouvèrent vivants au Shéol, le séjour des morts [5]. Çelophehad, de son côté, avait été privé de fils pour un péché personnel… dont ses filles ne disent rien.
Le caractère vague de l’explication ne semble pas frapper Moïse. De toute façon, ce n’est pas à lui de décider, mais au Seigneur qu’il s’empresse d’aller consulter dans la Tente de la rencontre, ce sanctuaire démontable dont la description anticipe déjà le futur Temple de Jérusalem [6] (27,5).
Un verdict clair
Le Seigneur tranche vite la question : « les filles de Çelophehad ont parlé juste ». Nous qui vivons en des temps où les mensonges les plus grossiers se travestissent en vérité pouvons apprécier la valeur de ce jugement du Seigneur sur la parole des sœurs. Il sait reconnaître une parole juste, ajustée à son désir et à sa volonté, une parole qui le vrai. Ainsi en sera-t-il : ces femmes audacieuses recevront la part d’héritage de leur père (27,7).
Une nouvelle jurisprudence
Plus, ce jugement fera jurisprudence. La parole des filles de Çelophehad est si juste qu’elle engage le Seigneur envers toute les filles sans frère (27,8). Il en profite pour préciser d’autres clauses reliées aux héritages (v. 9-11). On est encore loin d’une réelle égalité hommes femmes, mais il y a au moins un progrès [7].
Un nouveau développement
Quelques chapitres plus loin, des hommes de la famille de Çelophehad vont à leur tour présenter leur revendication à Moïse. « Qui prend mari prend pays », affirme le dicton. Si d’aventure Mahla, Noa, Hogla, Milka et Tirça convolaient avec des hommes d’autres clans, ils verraient une portion leur patrimoine familial leur filer sous le nez, ce qu’ils ne peuvent bien sûr admettre (Nb 36,1-3). Cette fois-ci encore, le Seigneur reconnaît en cette requête une parole juste, de sorte qu’il donne des ordres en conséquence (Nb 36,6-9).
Les sœurs ne semblent pas du tout troublées par cette exigence qui leur est imposée de marier quelqu’un de leur clan. Ainsi font-elles (36,10-11). Et elles conservent précieusement en mémoire cette promesse d’avoir une part d’héritage. Leur espérance sera-t-elle déçue ?
Enfin chez elles !
Pas du tout ! Nous retrouvons les filles de Çelophehad dans le livre de Josué, au moment où c’est au tour des membres de la tribu de Manassé d’obtenir leur part de la Terre promise. Comme elles s’étaient autrefois présentées devant Moïse et Éléazar, les voilà devant Josué, successeur de Moïse, Éléazar et quelques autres notables. Il suffit qu’elles leur rappellent l’ordre du Seigneur en leur faveur pour que, promptement, on leur remette leur dû.
Oser parler, et surtout parler juste, voilà ce qui sera pour toujours attaché à la mémoire des filles de Çelophehad !
Anne-Marie Chapleau, bibliste et formatrice au diocèse de Chicoutimi.
[1] Il a pris le relais de son père Aaron, frère de Moïse. Le décès d’Aaron est raconté en Nb 20,22-29.
[2]
Selon la Bible, chacune des douze tribus d’Israël était subdivisée en un nombre plus ou moins important de clans.
[3]
Un peu plus loin (Nb 26,59), on prend tout de même soin de noter le nom de la mère de Moïse, Aaron et Myriam : Yokébed, « Le Seigneur-est-ma-gloire ».
[4]
Sauf celui de la tribu de Lévi. Les Lévites, de lignée sacerdotale, n’avaient pas droit à un territoire (voir Dt 18,1-8), mais seulement à des villes et à des pâturages (Jos 21,1-3).
[5]
Voir Nb 16.
[6]
Pour cette description, voir Exode 26–27.
[7]
Certaines lois édictées dans l’Ancien Testament connaissent une évolution remarquable. Un exemple : celles sur la manière de traiter l’étranger. Ex 22,20 : ne pas lui faire de tort. Nb 15,26 : l’inclure dans le peuple jusqu’à un certain point. Lv 19,10 : le traiter comme un compatriote. Dt 23,8 : le considérer comme un frère. Au sujet de l’héritage des filles, voir Job 42,15.
