
(Khalid Kwaik / Unsplash)
La présence exigeante du Dieu absent
Jean-Claude Ravet | 12 mai 2025
Gaza est transformé en cimetière ouvert. L’État d’Israël poursuit le massacre qui s’apparente à un génocide, avec l’appui financier et militaire du gouvernement des États-Unis. Au nom de « justes » représailles au massacre horrible commis par le Hamas le 7 octobre 2023, et de la prise des 251 otages, il sème la terreur et l’horreur depuis, parmi la population dont on nie ainsi l’humanité. Le silence du reste du monde est atroce. Certes la communauté internationale a fait entendre sa réprobation quasi unanime du plan Trump – à l’exception du gouvernement israélien qui l’a applaudi – projetant d’expulser les Gazaouis de leur terre ravagée pour transformer celle-ci en Riviera pour touristes fortunés. Mais rien n’est vraiment fait pour stopper Israël d’amonceler ruines sur ruines et de faire couler le sang innocent. Jusqu’où s’arrêtera cette tuerie.
L’histoire ne pourra que juger sévèrement notre temps, pour son inaction. Mais, déjà, pour un croyant le scandale est gigantesque. Car on ne peut évacuer le fait que le gouvernement d’Israël qui prétend représenter le peuple juif, celui de la révélation biblique et de la Shoah, agit avec la même cruauté envers le peuple palestinien que Babylone au temps biblique et le régime nazi envers le peuple juif. Cette politique israélienne défigure pour ainsi dire le judaïsme, comme l’appui qu’elle reçoit d’Églises chrétiennes défigure l’Évangile, et que l’islamisme terroriste du Hamas et d’autres, de leur côté, défigure l’Islam ; de même que, dans un autre ordre d’idée, toutes les barbaries au niveau planétaire défigurent la création de Dieu – défigurations qui appellent les croyants à lutter contre elles au nom de leur foi.
Le scandale de Gaza est aussi le scandale de Dieu. Car à travers les croyants, Dieu est mobilisé dans la tuerie, les massacres, la haine, la réduction d’humains en sous-humanité, quand ils y participent et les promeuvent. Aussi devant ce scandale, et le cri des croyants qui demandent où est Dieu, la foi ne peut voir la présence de Dieu qu’aux côtés des enfants mutilés, abattus à bout portant, écrasés sous les bombes, affamés, et lui-même mutilé, abattu, écrasé, affamé.
Choisir la vie plutôt que la mort
Cette tragédie sans nom nous pousse à abandonner les idoles de mort et de la superstition, à se convertir au Dieu vivant. À choisir résolument entre la mort ou la vie (Dt 30,19-20) ; entre le Dieu de la vie et les multiples dieux de la mort. À prendre parti. Or, c’est bien ce que Jésus est venu annoncer et témoigner et ce pourquoi il fut crucifié comme réprouvé par Dieu et l’Empire. Quand la Loi de Dieu permet la réduction de l’humain en un sous-homme (Lc 5,17-26), quand elle autorise à fermer les yeux sur l’injustice, à se détourner de la souffrance (Lc 10,25-37), et justifie la vengeance, l’oppression, la haine de la vie, et incite à se taire et à ne rien faire pour y mettre un terme, alors le Dieu de la vie se désolidarise de cette Loi mise au service de la mort, et il se met résolument du côté des sous-hommes, des souffrants, des réprimés et des opprimés, des méprisés. Il ne reste pas neutre, mais prend parti. Et appelle à prendre parti, comme a fait Jésus. Parce que c’est le chemin même de la vie, celui d’un homme ou d’une femme digne de ce nom. Digne d’être enfant aimé de Dieu.
C’est là le sens même du kérygme de la résurrection : elle révèle la Vie au cœur de l’histoire où semble dominer les forces de la mort. C’est le témoignage de la foi dans un monde en apparence sans Dieu, mais où pullulent les idoles bien visibles de la mort, affublés de multiples noms communs comme dieu, argent, nation, État, histoire, etc. Elle ne met pas de l’avant les rites, la pratique dite religieuse, ni la prière, même si elles en sont partie intégrante, car elles peuvent être mises au service des idoles, dont la fonction précisément est d’instrumentaliser autant l’humain que Dieu, au service de la soif de pouvoir et de richesse. Ce sur quoi elle insiste, et veut rendre manifeste aux yeux de tous, ce sont le partage, l’amour, la solidarité, la compassion, le pardon, la défense des plus vulnérables, la combat contre l’injustice. Tout cela étant à la fois puisé dans notre humanité et axé vers autrui en toute gratuité. La foi y reconnaît le don de Dieu. Et parce qu’elle-même est don du Dieu de la vie, du Dieu-Amour, la foi ne peut que s’incarner dans une manière d’être qui rend Dieu présent au milieu du monde, en particulier au milieu des déshumanisés, des appauvris, des humiliés, dans la souffrance du monde où il semble précisément absent. Pas de faux-fuyants, à cet égard. Car la gloire de Dieu, dit saint Irénée, c’est que l’être humain vive ; que le pauvre vive, ajoutait saint Romero. Si Dieu est présent sur le mode de l’absence, c’est pour que l’humain puisse en être le témoin privilégié.
Un prophète des temps présents : Bonhoeffer
Cette année, nous commémorons le 80e anniversaire de la mort du pasteur et théologien allemand Dietrich Bonhoeffer, exécuté le 9 avril 1945, quelques jours après Pâques, sur ordre expresse d’Hitler (déjà réfugié dans son Bunker à Berlin), pour avoir soutenu le complot visant à l’assassiner. Ses lettres écrites en prison expriment bien le sens de la foi. En voici un extrait tiré d’une lettre adressée à Eberhard Bethge le 18 juillet 1944 :
« [Mon] poème sur Chrétiens et païens contient une idée que tu reconnaîtras ici : "Les chrétiens se tiennent aux côtés de Dieu dans ses souffrances", c’est ce qui distingue les chrétiens. C’est le renversement de tout ce que les hommes religieux attendent de Dieu. L’humain est appelé à partager les souffrances de Dieu dans le monde sans Dieu. » Dans son poème cité, on trouve en effet cette strophe : « Des hommes vont vers Dieu dans sa misère,/ le trouvent pauvre et méprisé, sans abri et sans pain,/ le voient accablé par le péché, la faiblesse et la mort./ Les chrétiens se tiennent aux côtés de Dieu dans ses souffrances. » Et la lettre se poursuit ainsi : « [...] Être chrétien […] signifie être homme. […] Ce n’est pas l’acte religieux qui fait le chrétien, mais plutôt la participation à la souffrance de Dieu dans la vie du monde. Voilà la metanoia [conversion, en grec], ne pas penser d’abord à ses propres misères, problèmes, péchés, angoisses, mais se laisser entraîner dans le chemin de Jésus [...] Cet entraînement dans la souffrance messianique de Dieu en Jésus Christ se voit de diverses manières dans le Nouveau Testament : dans l’appel aux disciples à le suivre; dans les repas pris avec les pécheurs [Mt 9,11b]; dans les conversions au sens précis de ce mot [Zachée : Lc 19,1-8]; dans l’acte de la pécheresse [Lc 7,37] qui s’accomplit sans aucune confession des péchés; dans la guérison des malades (Mt 8,17]; dans l’accueil des enfants [Mc 10,14b] […] La foi est un acte vital. Jésus n’appelle pas à une religion nouvelle, mais à la vie […] Cette vie de participation à la faiblesse de Dieu dans le monde [...] »
La foi chrétienne, si elle a bien le goût d’Évangile et le souffle de l’Esprit, si elle embrasse d’un même élan l’amour de Dieu et l’amour du monde en signe de gratitude, elle est alors semence de vie. Cela signifie qu’au milieu des idoles qui sèment la haine de la vie, la servitude, la déshumanisation, on ose affronter leurs cultes, en dénonçant leurs conséquences tout en œuvrant à l’amour de la vie, à la libération, à l’humanisation – projet de Dieu pour le monde que Jésus appelait « règne de Dieu ». Cela signifie ainsi d’habiter le monde tel qu’il est, sans le maquiller religieusement et se réfugier ainsi dans la terrible insouciance à l’égard du monde, dont il nous revient au contraire de prendre soin, défiguré qu’il est par la rapacité, la convoitise, l’égoïsme, la démesure. N’est-ce pas là le prix de la grâce, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Dietrich Bonhoeffer?
Chercheur associé au Centre justice et foi, Jean-Claude Ravet a été rédacteur en chef de la défunte revue Relations de 2005 à 2019.

