(photos © Ordre des Frères prêcheurs).
Lartiste et son œuvre
Présenter au public l’œuvre d’un artiste est habituellement le travail du critique d’art. C’est grâce à lui que le public apprend à connaître la personnalité, les sentiments et la vision de l’artiste, ainsi que la technique propre à son œuvre. Souvent d'ailleurs, l'artiste lui-même y apprend quelque chose. Assertation étonnante à première vue, mais il arrive que le critique renseigne l'artiste lui-même sur ses propres œuvres. Car l'artiste qui s'exprime dans une œuvre n'est pas toujours conscient des enracinements psychologiques de sa création. Seules les techniques de la psychanalyse peuvent mettre en pleine lumière la complexité de sa personnalité, y compris les éléments du subconscient qui le poussent à l'inspiration. Aussi, tout art qui exprime vraiment la personnalité de l'artiste révèle quantité d'aspects propres au non-voulu ou au non-conscient de cet artiste.
Puisque je tente ici, comme on me l'a demandé, de présenter moi-même mes œuvres, il ne faut pas s'attendre pourtant que tout soit dit. J'espère sincèrement que ces pages apporteront d'autres inspirations et d'autres idées, d'autres plaisirs et d'autres intérêts que ceux qu'il m'est possible d'indiquer. J'espère aussi qu'une lecture ultérieure produira de nouvelles joies par la découverte de nouveaux aspects. Cela seul prouvera que mes œuvres ne sont pas des représentations attrayantes d'inspiration superficielle, mais qu'elles expriment au contraire quelque chose de vraiment humain, à la fois créé et inné en chacun de nous.
Je fais suivre ici quelques jalons de mon cheminement dans l'espoir que ce bref aperçu pourra faire mieux comprendre mes œuvres.
Les années dinitiation
Je suis né le 4 septembre 1918 à Zandvliet, village flamand de la Belgique, situé au nord d'Anvers et qui fait actuellement partie de cette ville. À cause de l'énorme développement du port, les usines ont remplacé les fermes et les routes de béton couvrent les anciens chemins de la campagne. Les champs ressemblent à des déserts, mais le vieux village a conservé ses formes, sa population et son atmosphère.
Je ne me souviens que très peu de l'enseignement artistique du jardin d'enfants et de l'école primaire. Je sais seulement qu'on nous faisait dessiner des patènes stylisées avec des feuilles d'arbres ou de plantes. Rien, donc, de spontané ni d'inspirant; le sentiment artistique était tué à sa source. Quelles différences avec le Japon et l'enseignement maintenant prodigué dans l'école même que j'ai fréquentée!
Par ailleurs, je me souviens très bien du premier sentiment profondément artistique, ressenti à l'âge de 10 ans, en dessinant une paire de sabots. De plus, j'étais devenu « acteur dramatique » depuis mes 8 ans, prenant part régulièrement aux activités du groupe théâtral du village. Je ne pouvais m'en rendre compte à ce moment-là, mais ces activités ont beaucoup influencé l'éclosion de la fantaisie et du sentiment, ainsi que leurs représentations. En effet, le petit théâtre du village fut une source pour l'imagination et la créativité de l'expression.
À 13 ans, à Hoogstraten, j'ai commencé le cours classique de l'école moyenne, c'est-à-dire étude du latin et du grec, du français et du néerlandais, en plus des autres disciplines. J'ai suivi en même temps un cours libre de dessin et de peinture sous la direction de M. Rémy Lens, prêtre et artiste. C'est lui qui m'a ouvert à Pieter Brueghel, à ses œuvres nées de la terre de Flandre et du peuple flamand. C'est lui aussi qui m'a permis d'apprécier l'expressionnisme, solide et robuste, chez Constant Permeke, brûlant de passions religieuses chez Albert Servaes. Il me fit voir le mysticisme plus ou moins bourgeois de Hans Memling et, dans l'œuvre de Jacob Smits, le sens de l'intimité religieuse des simples gens. Lens lui-même, sans dépendance toutefois, se sentait spirituellement proche de Jacob Smits. Plus tard, j'ai compté parmi mes amis des artistes travaillant dans le même esprit que Smits, connus sous le nom d'« Animistes », sans qu'ils aient pourtant constitué un groupe formel. Ces « Animistes » se rapprochaient spirituellement des « Nabis », mais il y avait chez eux plus de couleurs et de sentiments et ils s'inscrivaient plutôt dans la tradition que Rembrandt a marquée. Ce furent Boeder Maximinus, Gérard Hermans, Jan Huet et Albert Van Dyck, quoique je n'aie pas personnellement connu le dernier.

Albert Carpentier en 1950
Ma formation chez les Dominicains
En septembre 1937, je fis mon entrée dans lOrdre des Frères Prêcheurs (Dominicains) au couvent de Gand et jy entrepris mes études de philosophie. Parmi les églises fameuses de Gand, on compte Saint-Bavon, celle du chef-duvre des Van Dyck : LAgneau Mystique. Comme les professeurs, nous avions libre accès à la bibliothèque de luniversité et nous visitions régulièrement le Musée National, là où se trouvent deux uvres majeures de Hiéronimus Bosch : Saint Jérôme et Le portement de la croix. Bosch fut et reste à mes yeux, non un surréaliste, mais un expressionniste médiéval. Cest avec sentiment et réalisme quil exprime les choses de la nature et de la surnature, et quil dit le péché des hommes. À Gand, enfin, un de nos Dominicains, le Père Petrus Janssens, tenait la galerie « Artes » et cest là que jai pu admirer les uvres de Chagal, Permeke, James Ensor, Tydtgat, Gust de Smet, Jacob Smits, etc. Chaque année se tenait une exposition dart religieux ancien et moderne.
En 1940, la guerre éclata aussi en Belgique. Le musée de Gand fut gravement endommagé et les tableaux furent enfouis dans les caves. LAgneau Mystique des Van Eyck disparut de la cathédrale. Mais les galeries « Vincke » et « Artes » continuèrent à exposer les meilleurs artistes flamands, en particulier les expressionnistes.
De 1941 à 1945, je fis mes études théologiques à Louvain. La bibliothèque de luniversité brûla à cause de la guerre. Ordonné prêtre en 1944, je revins à Gand en 1946 pour entrer à lÉcole des Beaux-Arts Saint-Luc. La guerre était finie mais, pour les artistes, le matériel faisait défaut. Il ny avait pas de canevas pour les élèves de lacadémie et la toile fut remplacée par du papier; mais lécole donnait son enseignement, les professeurs se dévouaient, les études furent variées. Décoration, calligraphie, gravure, croquis et dessin, peinture à lhuile, aquarelle, affiche et étalage, visites de galeries guidées par nos professeurs, étude et copie au musée quon réparait et dont on ouvrait quelques salles. Parmi nos professeurs, Gérard Hermans prenait son inspiration dans le mouvement « animiste » et Max Van Damme était plein didées nouvelles pour lart décoratif. Lors dune exposition intitulée : « Les trésors de lart flamand dans les musées de Vienne », je vis Marine de Pieter Breughel, uvre pleine de mouvement et fortement dramatique. Le portrait dun jeune homme de Rubens me bouleversa par la force de ses couleurs, la sûreté du pinceau et son expression de dignité. Cette peinture fut pour moi la véritable introduction artistique aux uvres de ce génie.

Komaro Hoshino, de la maison d’édition Nippon Geijutsu Shuppansha, a publié, en 1982, un livre d’art des gravure du père Carpentier.
Le Japon, mon pays dadoption
Je suis arrivé au Japon en 1949 après un détour par le Canada. Je connaissais déjà un peu lart japonais, ayant vu des reproductions duvres, surtout dUkiyoe. Mais la vie artistique du Japon moderne métait presquinconnue à cause de la guerre. Je me suis inscrit à lÉcole des Beaux-Arts de Tokyo pour y étudier lart classique japonais. Non pour limiter, ni pour devenir un peintre de style japonais, mais pour le comprendre à fond. À ce moment-là, dailleurs, lart japonais lui-même était en état de recherche. Ces premières années au Japon furent riches dexpériences. Je découvris quil y avait bien dautres choses que lUkiyoe, que je commençais à trouver trop parfait dans sa technique et trop peu spontané dans lexpression du sentiment, donc contraire à ma formation et à mon expressionnisme. Je découvris lart de la sculpture de lépoque Asuka et, en visitant le Horyuji, lart mural du « Kondo » de ce temple. Jeus loccasion de voir le travail de préservation de ces peintures gravement endommagées par le feu. Jai pu voir aussi une importante collection de Haniwa et les grandes sculptures bouddhiques des temples de Nara. Enfin, je copiais quelques dessins dun rouleau de Toba-Sojyo.
Après avoir pris part à une exposition du « Yomiuri Indépendant », on me demanda en 1953 dexposer avec les membres du « Shinjukai » chez Mitsukoshi à Nihonbashi. Parmi ces membres, figuraient Kinouchi, Asai, Ebihara, etc. Jai pu aussi décorer plusieurs églises, comme celles de Kita-Sendai, dIchinoseki, de Okayama, et deux chapelles, celle du monastère des Dominicaines de Morioka et celle de la maison Saint-Louis Bertrand à Tokyo. Avant de retourner en Belgique pour mes vacances, ma peinture Notre-Dame sous les cerisiers (coll. Mesdemoiselles Carpentier, Anvers) figura parmi les uvres de lexposition « Nitten ».
Pendant mon séjour à lÉcole Saint-Luc de Gand, javais eu lintention détudier lart du vitrail, mais la pénurie des matériaux rendit cette étude impossible. Dix ans plus tard, je minscrivis à lÉcole Nationale des Beaux-Arts dAnvers pour le cours du professeur Jan Huet en art du vitrail. Depuis le début du siècle, on connaissait un renouveau de lart du vitrail, en Belgique avec Eugeen Yoors, en Hollande avec Joep Nicolas. Comme au Moyen Âge, les artistes retrouvaient la valeur de la vitre colorée, du plomb et de la grisaille. En réaction contre limitation des peintures à lhuile, ils évitaient la technique trop parfaite de reproduction de dessins telle quon la pratiquait en usine. Cette perfection des techniciens tuait lintuition de lartiste (comme dans lUkiyoe). Ces artistes modernes du vitrail en Flandre et en Hollande revenaient donc à lartisanat, assumant totalement la responsabilité de leurs uvres, depuis leur conception jusquà leur réalisation. Létude des matériaux nouveaux, de leurs possibilités et de leurs limites, ma beaucoup influencé.
Revenu au Japon, je présentai des huiles aux expositions « Kofukai » et « Nitten », puis ce furent des vitraux pour celle du « Shinjukai ». Vers 1962, je repris la gravure sur lino, mais je cherchais dautres moyens dexpression. Une de ces uvres fut acceptée pour lexposition « Nippon Kindai Bijutsu-ten » de 1962 organisée par le journal Mainichi. Je fis des essais de gravure sur plastique à la pointe sèche, puis de sérigraphie, en utilisant un stencil de papier japonais très mince. Mais ces techniques ne me permettaient de reproduire que trois ou quatre impressions que je colorais à la main. Un jour, quelquun mapporta divers échantillons de papier et jy découvris le « Ibori ». Ce papier me lança sur de nouvelles pistes de recherches et dexpériences qui se poursuivent encore.
L’œuvre d’Albert Carpentier ne se limite pas à la gravure. On le voit ici à l’église Notre-Dame-de-Grâce (Montréal) où il a réalisé, en 1986, deux peintures de grands formats représentant la dernière scène et le sermon sur la montagne.
Appréciation de mes œuvres
On me demande parfois de parler de mes uvres et de les expliquer. Rien nest plus difficile que dessayer dexpliquer une uvre dart! Lorsque la raison a tout dit, que tient-on en mains, sinon un papillon mort? Lart est comme la vie. Cest la somme de tous les éléments et plus encore. Cest justement ce « plus » qui est inexplicable. Sans essayer, donc, dexpliquer mes uvres, je vais en indiquer trois éléments : le sujet, le sentiment, la matière.
Le sujet. Le sujet, pour moi, est important. Je suis un figuratif. Le sujet peut être une chose vue, lue, entendue ou imaginée. Ce sont surtout les sujets religieux qui minspirent. Certes, le sujet est important, mais il nest que le point de départ de luvre; il nen est jamais la fin. Il déclenche le sentiment artistique, lequel comprend limagination, la mémoire, la volonté créatrice, toutes les facultés humaines.
Le sentiment. Je veux que mes uvres soient lexpression sincère de mes sentiments. Je suis un expressionniste. Je ne le suis pas par mode mais par nécéssité. Selon moi, luvre artistique doit exprimer lhomme tout entier et non seulement son instinct (art non-figuratif), ou ses mouvements musculaires (art cinétique), ou son seul subconscient (surréalisme), ou les réflections de la lumière (impressionnisme), ou la forme des choses sur le nerf optique (« Op Art »). Lhomme qui sexprime par son art, cest lhomme avec son âme et son corps, son passé et son présent, ses joies et ses douleurs, sa foi et son espérance, lhomme total, en contact avec lhistoire et avec son temps.
La matière. Pour moi, la matière elle-même exerce une grande influence sur le fini de luvre. Chaque matière a ses possibilités et ses limites. Les couleurs de laquarelle ont dautres reflets que celles de la peinture à lhuile, la touche du marbre est différente de celle du bronze, les possibilités de leau forte en gravure ne sont pas les mêmes que celles de la lithographie et les gravures sur papier diffèrent des gravures sur bois. Si je coupe le papier « Ibori » avec le cutter, je dois conserver des lignes très fortes et éviter le détail; mais, en épilant la première couche de ce papier, je peux obtenir des effets semblables à ceux de la lithographie. Cependant je suis convaincu que la matière ne détermine pas lartiste. Cest lartiste qui cherche une matière adaptée à sa vision, cest lui qui la trouve comme je lai trouvée ou qui, encore, linvente.
Albert Carpentier, OP
