Albert Carpentier

(photos © Ordre des Frères prêcheurs).

    Biographie

L’artiste et son œuvre

Présenter au public l’œuvre d’un artiste est habituellement le travail du critique d’art. C’est grâce à lui que le public apprend à connaître la personnalité, les sentiments et la vision de l’artiste, ainsi que la technique propre à son œuvre. Souvent d'ailleurs, l'artiste lui-même y apprend quelque chose. Assertation étonnante à première vue, mais il arrive que le critique renseigne l'artiste lui-même sur ses propres œuvres. Car l'artiste qui s'exprime dans une œuvre n'est pas toujours conscient des enracinements psychologiques de sa création. Seules les techniques de la psychanalyse peuvent mettre en pleine lumière la complexité de sa personnalité, y compris les éléments du subconscient qui le poussent à l'inspiration. Aussi, tout art qui exprime vraiment la personnalité de l'artiste révèle quantité d'aspects propres au non-voulu ou au non-conscient de cet artiste.

Puisque je tente ici, comme on me l'a demandé, de présenter moi-même mes œuvres, il ne faut pas s'attendre pourtant que tout soit dit. J'espère sincèrement que ces pages apporteront d'autres inspirations et d'autres idées, d'autres plaisirs et d'autres intérêts que ceux qu'il m'est possible d'indiquer. J'espère aussi qu'une lecture ultérieure produira de nouvelles joies par la découverte de nouveaux aspects. Cela seul prouvera que mes œuvres ne sont pas des représentations attrayantes d'inspiration superficielle, mais qu'elles expriment au contraire quelque chose de vraiment humain, à la fois créé et inné en chacun de nous.

Je fais suivre ici quelques jalons de mon cheminement dans l'espoir que ce bref aperçu pourra faire mieux comprendre mes œuvres.

Les années d’initiation

Je suis né le 4 septembre 1918 à Zandvliet, village flamand de la Belgique, situé au nord d'Anvers et qui fait actuellement partie de cette ville. À cause de l'énorme développement du port, les usines ont remplacé les fermes et les routes de béton couvrent les anciens chemins de la campagne. Les champs ressemblent à des déserts, mais le vieux village a conservé ses formes, sa population et son atmosphère.

Je ne me souviens que très peu de l'enseignement artistique du jardin d'enfants et de l'école primaire. Je sais seulement qu'on nous faisait dessiner des patènes stylisées avec des feuilles d'arbres ou de plantes. Rien, donc, de spontané ni d'inspirant; le sentiment artistique était tué à sa source. Quelles différences avec le Japon et l'enseignement maintenant prodigué dans l'école même que j'ai fréquentée!

Par ailleurs, je me souviens très bien du premier sentiment profondément artistique, ressenti à l'âge de 10 ans, en dessinant une paire de sabots. De plus, j'étais devenu « acteur dramatique » depuis mes 8 ans, prenant part régulièrement aux activités du groupe théâtral du village. Je ne pouvais m'en rendre compte à ce moment-là, mais ces activités ont beaucoup influencé l'éclosion de la fantaisie et du sentiment, ainsi que leurs représentations. En effet, le petit théâtre du village fut une source pour l'imagination et la créativité de l'expression.

À 13 ans, à Hoogstraten, j'ai commencé le cours classique de l'école moyenne, c'est-à-dire étude du latin et du grec, du français et du néerlandais, en plus des autres disciplines. J'ai suivi en même temps un cours libre de dessin et de peinture sous la direction de M. Rémy Lens, prêtre et artiste. C'est lui qui m'a ouvert à Pieter Brueghel, à ses œuvres nées de la terre de Flandre et du peuple flamand. C'est lui aussi qui m'a permis d'apprécier l'expressionnisme, solide et robuste, chez Constant Permeke, brûlant de passions religieuses chez Albert Servaes. Il me fit voir le mysticisme plus ou moins bourgeois de Hans Memling et, dans l'œuvre de Jacob Smits, le sens de l'intimité religieuse des simples gens. Lens lui-même, sans dépendance toutefois, se sentait spirituellement proche de Jacob Smits. Plus tard, j'ai compté parmi mes amis des artistes travaillant dans le même esprit que Smits, connus sous le nom d'« Animistes », sans qu'ils aient pourtant constitué un groupe formel. Ces « Animistes » se rapprochaient spirituellement des « Nabis », mais il y avait chez eux plus de couleurs et de sentiments et ils s'inscrivaient plutôt dans la tradition que Rembrandt a marquée. Ce furent Boeder Maximinus, Gérard Hermans, Jan Huet et Albert Van Dyck, quoique je n'aie pas personnellement connu le dernier.

Albert Carpentier

Albert Carpentier en 1950

Ma formation chez les Dominicains

En septembre 1937, je fis mon entrée dans l’Ordre des Frères Prêcheurs (Dominicains) au couvent de Gand et j’y entrepris mes études de philosophie. Parmi les églises fameuses de Gand, on compte Saint-Bavon, celle du chef-d’œuvre des Van Dyck : L’Agneau Mystique. Comme les professeurs, nous avions libre accès à la bibliothèque de l’université et nous visitions régulièrement le Musée National, là où se trouvent deux œuvres majeures de Hiéronimus Bosch : Saint Jérôme et Le portement de la croix. Bosch fut et reste à mes yeux, non un surréaliste, mais un expressionniste médiéval. C’est avec sentiment et réalisme qu’il exprime les choses de la nature et de la surnature, et qu’il dit le péché des hommes. À Gand, enfin, un de nos Dominicains, le Père Petrus Janssens, tenait la galerie « Artes » et c’est là que j’ai pu admirer les œuvres de Chagal, Permeke, James Ensor, Tydtgat, Gust de Smet, Jacob Smits, etc. Chaque année se tenait une exposition d’art religieux ancien et moderne.

En 1940, la guerre éclata aussi en Belgique. Le musée de Gand fut gravement endommagé et les tableaux furent enfouis dans les caves. L’Agneau Mystique des Van Eyck disparut de la cathédrale. Mais les galeries « Vincke » et « Artes » continuèrent à exposer les meilleurs artistes flamands, en particulier les expressionnistes.

De 1941 à 1945, je fis mes études théologiques à Louvain. La bibliothèque de l’université brûla à cause de la guerre. Ordonné prêtre en 1944, je revins à Gand en 1946 pour entrer à l’École des Beaux-Arts Saint-Luc. La guerre était finie mais, pour les artistes, le matériel faisait défaut. Il n’y avait pas de canevas pour les élèves de l’académie et la toile fut remplacée par du papier; mais l’école donnait son enseignement, les professeurs se dévouaient, les études furent variées. Décoration, calligraphie, gravure, croquis et dessin, peinture à l’huile, aquarelle, affiche et étalage, visites de galeries guidées par nos professeurs, étude et copie au musée qu’on réparait et dont on ouvrait quelques salles. Parmi nos professeurs, Gérard Hermans prenait son inspiration dans le mouvement « animiste » et Max Van Damme était plein d’idées nouvelles pour l’art décoratif. Lors d’une exposition intitulée : « Les trésors de l’art flamand dans les musées de Vienne », je vis Marine de Pieter Breughel, œuvre pleine de mouvement et fortement dramatique. Le portrait d’un jeune homme de Rubens me bouleversa par la force de ses couleurs, la sûreté du pinceau et son expression de dignité. Cette peinture fut pour moi la véritable introduction artistique aux œuvres de ce génie.

Komaro Hoshino

Komaro Hoshino, de la maison d’édition Nippon Geijutsu Shuppansha, a publié, en 1982, un livre d’art des gravure du père Carpentier.

Le Japon, mon pays d’adoption

Je suis arrivé au Japon en 1949 après un détour par le Canada. Je connaissais déjà un peu l’art japonais, ayant vu des reproductions d’œuvres, surtout d’Ukiyoe. Mais la vie artistique du Japon moderne m’était presqu’inconnue à cause de la guerre. Je me suis inscrit à l’École des Beaux-Arts de Tokyo pour y étudier l’art classique japonais. Non pour l’imiter, ni pour devenir un peintre de style japonais, mais pour le comprendre à fond. À ce moment-là, d’ailleurs, l’art japonais lui-même était en état de recherche. Ces premières années au Japon furent riches d’expériences. Je découvris qu’il y avait bien d’autres choses que l’Ukiyoe, que je commençais à trouver trop parfait dans sa technique et trop peu spontané dans l’expression du sentiment, donc contraire à ma formation et à mon expressionnisme. Je découvris l’art de la sculpture de l’époque Asuka et, en visitant le Horyuji, l’art mural du « Kondo » de ce temple. J’eus l’occasion de voir le travail de préservation de ces peintures gravement endommagées par le feu. J’ai pu voir aussi une importante collection de Haniwa et les grandes sculptures bouddhiques des temples de Nara. Enfin, je copiais quelques dessins d’un rouleau de Toba-Sojyo.

Après avoir pris part à une exposition du « Yomiuri Indépendant », on me demanda en 1953 d’exposer avec les membres du « Shinjukai » chez Mitsukoshi à Nihonbashi. Parmi ces membres, figuraient Kinouchi, Asai, Ebihara, etc. J’ai pu aussi décorer plusieurs églises, comme celles de Kita-Sendai, d’Ichinoseki, de Okayama, et deux chapelles, celle du monastère des Dominicaines de Morioka et celle de la maison Saint-Louis Bertrand à Tokyo. Avant de retourner en Belgique pour mes vacances, ma peinture Notre-Dame sous les cerisiers (coll. Mesdemoiselles Carpentier, Anvers) figura parmi les œuvres de l’exposition « Nitten ».

Pendant mon séjour à l’École Saint-Luc de Gand, j’avais eu l’intention d’étudier l’art du vitrail, mais la pénurie des matériaux rendit cette étude impossible. Dix ans plus tard, je m’inscrivis à l’École Nationale des Beaux-Arts d’Anvers pour le cours du professeur Jan Huet en art du vitrail. Depuis le début du siècle, on connaissait un renouveau de l’art du vitrail, en Belgique avec Eugeen Yoors, en Hollande avec Joep Nicolas. Comme au Moyen Âge, les artistes retrouvaient la valeur de la vitre colorée, du plomb et de la grisaille. En réaction contre l’imitation des peintures à l’huile, ils évitaient la technique trop parfaite de reproduction de dessins telle qu’on la pratiquait en usine. Cette perfection des techniciens tuait l’intuition de l’artiste (comme dans l’Ukiyoe). Ces artistes modernes du vitrail en Flandre et en Hollande revenaient donc à l’artisanat, assumant totalement la responsabilité de leurs œuvres, depuis leur conception jusqu’à leur réalisation. L’étude des matériaux nouveaux, de leurs possibilités et de leurs limites, m’a beaucoup influencé.

Revenu au Japon, je présentai des huiles aux expositions « Kofukai » et « Nitten », puis ce furent des vitraux pour celle du « Shinjukai ». Vers 1962, je repris la gravure sur lino, mais je cherchais d’autres moyens d’expression. Une de ces œuvres fut acceptée pour l’exposition « Nippon Kindai Bijutsu-ten » de 1962 organisée par le journal Mainichi. Je fis des essais de gravure sur plastique à la pointe sèche, puis de sérigraphie, en utilisant un stencil de papier japonais très mince. Mais ces techniques ne me permettaient de reproduire que trois ou quatre impressions que je colorais à la main. Un jour, quelqu’un m’apporta divers échantillons de papier et j’y découvris le « Ibori ». Ce papier me lança sur de nouvelles pistes de recherches et d’expériences qui se poursuivent encore.

Albert Carpentier

L’œuvre d’Albert Carpentier ne se limite pas à la gravure. On le voit ici à l’église Notre-Dame-de-Grâce (Montréal) où il a réalisé, en 1986, deux peintures de grands formats représentant la dernière scène et le sermon sur la montagne.

Appréciation de mes œuvres

On me demande parfois de parler de mes œuvres et de les expliquer. Rien n’est plus difficile que d’essayer d’expliquer une œuvre d’art! Lorsque la raison a tout dit, que tient-on en mains, sinon un papillon mort? L’art est comme la vie. C’est la somme de tous les éléments et plus encore. C’est justement ce « plus » qui est inexplicable. Sans essayer, donc, d’expliquer mes œuvres, je vais en indiquer trois éléments : le sujet, le sentiment, la matière.

Le sujet. Le sujet, pour moi, est important. Je suis un figuratif. Le sujet peut être une chose vue, lue, entendue ou imaginée. Ce sont surtout les sujets religieux qui m’inspirent. Certes, le sujet est important, mais il n’est que le point de départ de l’œuvre; il n’en est jamais la fin. Il déclenche le sentiment artistique, lequel comprend l’imagination, la mémoire, la volonté créatrice, toutes les facultés humaines.

Le sentiment. Je veux que mes œuvres soient l’expression sincère de mes sentiments. Je suis un expressionniste. Je ne le suis pas par mode mais par nécéssité. Selon moi, l’œuvre artistique doit exprimer l’homme tout entier et non seulement son instinct (art non-figuratif), ou ses mouvements musculaires (art cinétique), ou son seul subconscient (surréalisme), ou les réflections de la lumière (impressionnisme), ou la forme des choses sur le nerf optique (« Op Art »). L’homme qui s’exprime par son art, c’est l’homme avec son âme et son corps, son passé et son présent, ses joies et ses douleurs, sa foi et son espérance, l’homme total, en contact avec l’histoire et avec son temps.

La matière. Pour moi, la matière elle-même exerce une grande influence sur le fini de l’œuvre. Chaque matière a ses possibilités et ses limites. Les couleurs de l’aquarelle ont d’autres reflets que celles de la peinture à l’huile, la touche du marbre est différente de celle du bronze, les possibilités de l’eau forte en gravure ne sont pas les mêmes que celles de la lithographie et les gravures sur papier diffèrent des gravures sur bois. Si je coupe le papier « Ibori » avec le cutter, je dois conserver des lignes très fortes et éviter le détail; mais, en épilant la première couche de ce papier, je peux obtenir des effets semblables à ceux de la lithographie. Cependant je suis convaincu que la matière ne détermine pas l’artiste. C’est l’artiste qui cherche une matière adaptée à sa vision, c’est lui qui la trouve comme je l’ai trouvée ou qui, encore, l’invente.

Albert Carpentier, OP